"Vous connaissez tous cette intraitable mélancolie qui s'empare de nous au souvenir des temps heureux. Ils se sont enfuis sans retour ; quelque chose de plus impitoyable que l'espace nous tient éloignés d'eux. Et les images de la vie, en ce lointain reflet qu'elles nous laissent, se font plus attirantes encore. Nous pensons à elles comme au corps d'un amour défunt qui repose au creux de la tombe, et désormais nous hante, splendeur plus haute et plus pure, pareil à quelque mirage devant quoi nous frissonnons. Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n'avons pas eu notre pleine mesure de vie et d'amour, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre."
Dès les premières lignes, Ernst Jünger place son récit, halluciné et vaporeux, sous le patronage des grands romantiques allemands. Méditation lyrique aux accents holderliniens, Sur les falaises de marbre s'éloigne néanmoins de ses modèles de par sa netteté stylistique, épurée et d'une précision aride, asséchée, qui décrit une contrée symbolique et composite en suspend, dans l'attente de son basculement dans la barbarie. "La barbarie, écrivait Michel Henry dans son ouvrage éponyme, n'est pas un commencement, elle est toujours seconde à un état de culture qui la précède nécessairement et c'est seulement par rapport à celui-ci qu'elle peut apparaître comme un appauvrissement et une dégénérescence. La barbarie, dit Joseph de Maistre, est une ruine, non un rudiment."
Ce que Jünger nous donne à voir avec une lucidité surréaliste, c'est ce moment de basculement, entre le temps de l'esprit, des choses hautes et nobles, et celui du règne de ce qui est vulgaire, hideusement terrestre et mesquin, car "profonde est la haine qui brûle contre la beauté dans les cœurs abjects." Voilà pourquoi les descriptions d'une contrée mystique, ancrée dans un imaginaire foisonnant, n'est certainement pas un requiem panthéiste, une pastorale aux accents hédonistes modernes et immanentiste. Car elle apparaît comme entée sur les racines grecques, romaines et chrétiennes de l'Europe fantasmagorique reconfigurée par la plume acérée de l'écrivain. Ce sont les mots, les rituels, les traditions, les cultes, qui nous apparaissent comme des versions parfois dérivées, parfois littérales, de ce vaste ensemble civilisationnel. Aucuns agents du relativisme new age ne viennent jamais ternir ce paysage avant tout spirituel, qui repose toujours sur le primat des édifices métaphysiques qui l'articulent sur les outils qui permettent d'en étudier la lointaine empreinte (comme l'activité de nomenclateurs de végétaux auxquels s'adonnent les deux protagonistes), ceci parce que "notre bêche exhume infailliblement tout ce que déjà notre esprit avait trouvé".
Pour cette même raison, il serait bien mal aisé de voir dans la description de l'angoisse sourde et de la lente déliquescence de la culture, qui précède la montée du Mal un plaidoyer pacifiste convenu. Au contraire, Jünger exalte l'héroïsme guerrier et ses traductions aristocratiques contre l'avilissement des masses dans le sentiment humanitariste ou barbare, car "c'est dans les cœurs nobles que la souffrance du peuple trouvé son écho le plus puissant. Quand le sentiment du droit et du bien s'évanouit, quand l'épouvante trouble les sens, alors les forces de l'homme de la rue sont bientôt taries. Mais chez la vieille aristocratie le sens de ce qui est vrai et légitime demeure vivant et c'est d'elle que sortent les nouveaux rejetons de l'esprit d'équité. Il n'est pas d'autre raison à la prééminence accordée chez tous les peuples au sang noble." En ponctuant de tels éloges de portraits récurrents de personnages par ailleurs tournés vers la vie intérieure et la contemplation, en même temps que de figures guerrières et téméraires, Jünger corrobore l'affirmation de David Gomez Davila, selon laquelle "le véritable aristocrate est celui qui a une vie intérieure. Quels que soient son origine, son rang ou sa fortune. L’aristocrate par excellence n’est pas le seigneur féodal dans son château, c’est le moine contemplatif dans se cellule."
Si le roman s'appesantit parfois trop longuement sur le parcours onirique des coutumes d'une contrée malléable aux envies de l'écriture, il offre à lire une expédition finale aussi prodigieuse que glaçante, véritable cœur des ténèbres qui vient conjuguer la dimension mystique et la dimension guerrière dans un concert d'impressions allégoriques et sensualistes, qui n'auront pas manqué d'inspirer Julien Gracq dans l'écriture de son Balcon en forêt. Et laisse le lecteur en proie à ce profond sentiment de mélancolie intemporelle, qui donne à comprendre et éprouver la profonde et inaltérable déchéance contemporaine, dont les prémices forment ici le matériau littéraire de Jünger, et qui est parvenue à faire de la barbarie son rudiment esthétique. Cette pétrification, puis cet épuisement de l'état de décadence par le Mal, qui a figé les attributs de son anéantissement, éloignent la méditation de Jünger, noble et clairvoyante, de notre paysage littéraire et provoquent la même fissure que celle qui lui faisait séparer les temps heureux de leur ressouvenir mémoriel.