Deux frères, anciens guerriers, sont installés sur leur falaise pour herboriser et étudier en paix. Cet ermitage privilégié leur permet de contempler sereinement et de haut les beautés du monde. Leur territoire, à la remarquable douceur de vivre, est situé en frontière d’un Etat dictatorial, brutal et conquérant. La menace se fait plus pressante tous les jours, menant les deux frères à interroger leur situation contemplative à l’écart du monde. Finalement contraints d’affronter l’inéluctable barbarie, ils se battent puis se replient dans les montagnes, choisissant « à jamais la solitude et la mort avec les hommes libres au triomphe parmi les esclaves ». Leur nouveau refuge est une sorte de locus amoenus dans lequel se maintiennent les anciennes traditions et un haut niveau de culture, pendant qu’ailleurs la barbarie fait rage.
On l’aura compris, Sur les falaises de marbre est un conte allégorique. Contre tout ce qu’au dehors menace, détruit, ruine, efface, dévaste et déculture Jünger suggère la seule réponse possible : le désengagement du monde, qui n’est pas synonyme de fuite mais de retour aux sources. Dans les civilisations à bout de souffle, inéluctablement destinées à mourir, tout autre chemin, y compris - et surtout - politique, est une impasse, suggère-t-il encore, et « quand le sentiment du droit et du bien s’évapore, quand l’épouvante trouble les sens, alors les forces de l’homme de la rue sont bientôt taries. ». Ce maquis de « l’esprit » est difficile, la solitude et la mort guettent en contrepartie de la liberté. « Réduit à moi seul je me nourris il est vrai de ma propre substance mais elle ne s’épuise pas » disait Rousseau vers la fin de sa vie, et « j’aime mieux les fuir que les haïr » écrivit-il encore au sujet de ses contempteurs.
En stoïcien rejoindre le maquis cérébral et ne pas lutter contre le cycle mortel de la civilisation préconise Jünger. En stoïcien mais aussi en schopenhauérien sans doute : « la solitude offre à l'homme intellectuellement haut placé un double avantage : le premier, d'être avec soi-même, et le second de n'être pas avec les autres. Avoir suffisamment en soi pour pouvoir se passer de société est déjà un grand bonheur, par là même que presque tous nos maux dérivent de la société. » (Aphorismes sur la sagesse dans la vie).
L’excipit du roman « Alors nous franchîmes ces portes grandes-ouvertes, comme on entre dans la paix de la maison paternelle. » laisse entendre que la nouvelle citadelle des deux frères n’est pas sans spiritualité (de type christique ici ?), il se pourrait même qu’elle soit la condition sine qua non pour échapper à la mise au pas, pour conserver la liberté dans un monde qui la dénie. Avant d’en arriver là, la machine littéraire de Jünger oscille longtemps entre élan aristocratique, pilier de la citadelle, « c’est dans les cœurs nobles que la souffrance du peuple trouve son écho le plus puissant », c’est chez la vieille aristocratie que le sens de ce qui est vrai et légitime demeure vivant car « c’est d’elle que sortent les nouveaux rejetons de l’esprit d’équité », et nihilisme le plus intense, d’une intelligence froide, sans racine et utopique. « Le désert s’accroît, malheur à celui qui porte en soi des déserts ! »
Bref, un conseil de lecture que je pense approprié pour ces temps de confinement et de soubresauts d’absolument toutes natures qui obscurcissent tous les horizons par tous leurs tombereaux d’ordures.