Ce livre a hanté mes pensées. Je lisais quelques pages le matin et je passais une autre partie de ma journée à les ruminer, les broyer. Cette critique sera par conséquent décousue.
"Testo Junkie" fourmille d'informations. Il se veut accumulatif - notons par ailleurs que Preciado utilise dans son écriture beaucoup d'accumulations, ce qui rend son style parfois imbuvable et rébarbatif. Tantôt Preciado évoque sa prise de T, tantôt il a rédige diverses historiologies comme celle de la pilule (afin d'appuyer sa théorie comme quoi nous vivons dans une société pharmacopornographique) tantôt il sombre dans des élucubrations à propos du sexe.
Provocateur, Preciado n'épargne rien à son lecteur : il exhibe avec impudence ses désirs ; il est rare de parcourir plus de dix pages sans que celui-ci ne parle de gode. Pourtant, ce serait réducteur de réduire "Testo junkie" à ceci. Et quelque part, j'ai trouvé la crudité de Preciado presque émancipatrice car hormis Despentes, sa compagne pendant l'écriture de "Testo Junkie", je n'ai lu aucune personne "assignée femme" être aussi franche par rapport à ses désirs.
Preciado parle autant de lui et de son expérience avec le sexe et la T, afin de retranscrire la subjectivité qu'il s'est formé, une subjectivité en marge des discours normatifs. Son témoignage se veut être une ligne de fuite : or, il me semble qu'une ligne de fuite finit par se rompre. J'utilise sciemment une terminologie Deleuzienne, tout comme le fait Preciado de manière régulière, sans grand travail définitionnel. Certes, je pense que Preciado a une forme de génie - malsain - mais j'ai eu l'impression de lire quelqu'un de philosophiquement paresseux, qui accumule les références et les concepts en les tordant de manière à ce qu'il soit en cohérence avec son système. L'exemple le plus probant est lorsqu'il réduit le concept de la vie nue d'Agamben à la vie à poil. A plusieurs reprises, j'ai eu l'impression que son concept de "pharmacopornographie" relevait du simple fantasme. Il se délecte d'écrire une "pornification du travail" qui, théoriquement, ne tient pas debout, contrairement à sa critique de la féminisation du travail selon Negri.
En lisant cet ouvrage, j'avais la sensation de naviguer entre idées brillantes et d'autres... délirantes. La distinction que Preciado utilise entre "biofemmes/hommes" et "technofemmes/hommes" est pertinente. Je comprends plus le sens de "biofemme" que de "femme cis", d'un point de vue étymologique, par exemple. Aussi, le chapitre sur le dispositif Drag King est remarquable. Il montre la dimension performatif du genre, à quel point cela relève presque d'un jeu absurde. Preciado appelle à une praxis, à se penser comme "cobaye", à expérimenter - par la prise d'hormones, le drag, le changement de comportement - afin de créer une nouvelle subjectivité. Chaque individu peut alors former et mener sa propre ligne en opposition aux normes "hétérocispatriarcales". Si je préfère cette pensée de l'action à celle de certains militants queers qui ne pensent qu'en terme de représentation ou de ressenti, j'admets lui trouver quelques limites. Preciado appelle les biofemmes à s'émanciper de leur genre attribué à leur naissance en piratant leur genre et en adoptant des codes typiquement masculins, en prenant de la T... Et en tant que "biofemme", je suis dubitative. Je n'ai pas envie de me muer en "macho d'élite" et je considère que la patience et la douceur sont des vertus - que je n'ai pas nécessairement, d'ailleurs. Je trouve la perception du genre chez Preciado assez stéréotypée. J'aime cette idée d'hacker le genre, de créer des nouvelles subjectivités mais faut-il pour autant renier tout ce qui a trait à notre "féminité" sous prétexte que celle-ci serait "faible" ?
En transitionnant sans suivi médical, psychologique et grâce à un réseau d'entraide, Preciado pense que son identité comme une forme de résistance, comme un devenir marginal en comparaison du biohomme qui prend de la T et du viagra ou de la biofemme qui prend la pilule. Sa transition est politique, est une opposition au suivi psychiatrique auquel doivent se soumettre bien des personnes trans. Cependant, Preciado ne sera pas en "transition perpétuelle" : il finira par adopter un prénom masculin, Paul, et huit ans plus tard, il change son sexe sur son état civil, il est reconnu comme homme aux yeux de l'Etat. Je ne dis pas ceci de manière à discréditer Preciado, mais pour souligner que penser son identité comme résistance à toutes les normes a des limites. Nous pouvons le voir notamment par le fait que les identités queers sont parfois récupérées par le capital par un prisme représentationnel : donner plus de "visibilité" aux personnes lgbt afin qu'elle devienne une part du marché (la pub, netflix et cie). D'ailleurs, Preciado en sait quelque chose, en participant à la campagne publicitaire de Gucci - je vous invite à lire ceci : https://dijoncter.info/paul-b-preciado-gucci-et-les-miseres-du-capitalisme-2399 -...
Aussi, certains pans de son militantisme pro-sexe me semblent aberrants : quand il disserte à propos d'une jeune actrice porno dont il estime l'âge à seize ans, pas un mot sur le fait qu'elle soit mineure. Il palabre sur le fait qu'elle veuille s'immortaliser sur le net ou je ne sais quoi. Comme si à seize ans, "choisir" de devenir actrice porno était anodin. Ca me révulse, pour être franche. Il souligne à un moment que la majorité des travailleuses du sexe sont des femmes, souvent non blanches, et il ne fait rien avec cette donnée. Certes, je le rejoins lorsqu'il avance que les féministes qui veulent un contrôle par l'Etat de la pornographie font fausse route. Cependant, on ne peut pas considérer le travail sexuel comme un travail comme les autres : les clients sont presque tous des hommes, les prostituées et hardeuses sont souvent des femmes exploitées, aux conditions de travail déplorables... On ne peut pas fermer les yeux là-dessus comme le fait Preciado et beaucoup de militants pro-sexe à mon sens.
Si j'ai appris beaucoup de choses grâce à ce livre sur la création d'hormones de synthèse et à quel point les minorités en avaient été les cobayes (la pilule), je reste sceptique quant à sa critique de la pilule qui est assez proche de celle de Clouscard. Je persiste à penser que sur plusieurs points, la pilule a été émancipatrice pour certaines "biofemmes" même si elle a eu des effets dévastateurs - dépression et cancer du sein en tête - sur plusieurs personnes et elle ne change rien au fait que toute la charge mentale de la contraception encore une fois sur les femmes dans les couples hétéros. Je pense que son avis manque clairement de nuance en parlant de "panoptique pharmaceutique". Puis mentionner Despentes qui suggère d'avoir recours à des avortements médicamenteux (!?) plutôt que la pilule... Pas de commentaire. Après, j'admets moi-même avoir un avis biaisé sur la question. Je remets aussi de plus en plus en cause ma position défensive à l'égard de la pilule mais je trouve que pouvoir choisir ou non d'être enceinte est important. Reste que la contraception masculine est peu exploitée ainsi que d'autres alternatives à la pilule - je rejoins Preciado là-dessus.
Ainsi, j'ai une lecture très mitigée de "Testo Junkie" : ce témoignage d'une prise de T en dehors de la procédure médicale est d'une grande portée notamment pour les personnes trans et/ou non binaires, néanmoins, son récit manque de pertinence sur certains points. J'admire la force de Preciado, le fait qui ne s'excuse jamais de ce qu'il est. Toutefois, certaines de ses positions me déplaisent, par leur caractère farfelu, peu fondé mais aussi immoral.