Si les banques ont été abondamment tancées pour leur comptabilité opaque, notamment suite à la crise des subprimes, la lecture de l’ouvrage de Reinhart et Rogoff (2010) permet de constater que l’opacité règne également au sujet de la dette étatique sur longue période. Ces données sont jalousement gardées et apparaissent « parmi les plus insaisissables de toute l’économie » (p. 55). Ainsi, en dépit de la constitution d’une impressionnante base de données internationale sur les crises financières (qui couvre 66 pays soit 80 à 90% du PIB mondial sur environ deux siècles, et des données sur une plus longue période sont également mobilisées par ailleurs) ces informations restent en bonne partie parcellaires. Les gouvernements ont sans doute de bonnes raisons de ne pas jouer la transparence mais ce type d’équilibre est clairement sous-optimal* et cette tendance ne s’améliore guère en temps de crise : les auteurs rappellent ainsi que les comptes publics des Etats-Unis sont devenus bien opaques pendant la crise de 2007, que la Fed a refusé, même devant le Congrès, de dévoiler la composition de certains des actifs qu’elle avait enregistrés dans ses comptes. D’où l’idée, avancée dans l’ouvrage, que le FMI devrait appliquer une norme très rigoureuse de comptabilisation de la dette étatique, couvrant les garanties implicites et les éléments hors bilan afin de fournir un véritable bien public dans ce domaine*.


Ce voyage dans le temps, qui se lit à peu près comme un roman, prend la forme de nombreux tableaux et graphiques, en plus de 80 pages d’annexes (dont de très utiles résumés historiques des crises bancaires) et fait la part belle à l’histoire quantitative. Cela permet de compenser l’absence d’un tel chiffrage dans l’ouvrage classique sur le sujet : Manias, Panics, and Crashes de Kindlberger (1978 pour la première édition). Cette fois c’est différent. Huit siècles de folie financière (2010) est donc le premier livre couvrant et quantifiant les crises financières sur une telle période et en prenant en compte autant de pays*.


Une première partie permet de se mettre en jambes, qui propose une définition opératoire des termes utilisés (par exemple les seuils retenus pour parler de crises inflationnistes, de krachs monétaires, etc.) et, donc, l’outillage mobilisé afin de partir à l’assaut des données. Le traitement de ces dernières vient alors rappeler certains faits et montrer que les défauts souverains sont la règle plutôt que l’exception au cours du temps et que l’accalmie observée entre 2002 et 2007 a illusionné bon nombre d’investisseurs et de décideurs. Les défauts en série ne sont pas une invention des pays émergents, la plupart des pays aujourd’hui développés ayant connu de pareils événements du temps où ils étaient des marchés émergents : entre 1500 et 1800 la France a ainsi fait défaut 8 fois sur sa dette extérieure, l’Espagne six fois, l’Angleterre trois fois.


En plus des autres crises détaillées et expliquées, les deux auteurs, sur la fin de l’ouvrage, proposent différents indicateurs pour évaluer la gravité d’une crise mondiale, régionale ou nationale, prendre en compte le fait que certaines crises sont groupées (un pays ayant des problèmes de change risque fort de connaître aussi une crise inflationniste et une crise bancaire), qu’elles peuvent se transmettre d’un pays à l’autre, etc. Reinhart et Rogoff proposent un indice de turbulence financière (l’indice BCDI) qui, s’il n’a pas la prétention d’éviter les futures crises – en plus de posséder les limites propres à tout indice – pourrait se révéler utile dans l’élaboration des politiques de résolution de ces dernières (étant donné qu’il permettrait de savoir de quelle(s) crise(s) souffre(nt) un pays et donc d’établir des politiques adaptées). L’utilisation de cet indice permet, également, de confirmer que l’épisode de 2007 est la seule crise de niveau planétaire survenue depuis la Seconde Guerre mondiale.


Nos deux auteurs prennent soin, enfin, de mettre en évidence le syndrome « cette fois c’est différent ». Il découle d’une conviction, d’une croyance solidement établie : les crises financières arrivent à d’autres peuples, sous d’autres cieux, en d’autres temps, mais pas à nous, ici et maintenant. Pourquoi ? Parce que nous faisons les choses mieux, nous sommes plus intelligents, nous avons tiré les leçons des erreurs du passé, le boom en cours reposent sur des fondamentaux solides, etc. Le souhait des deux économistes est alors clair : « [n]ous espérons que le poids des preuves fournies ici incitera les décideurs et investisseurs à plus de circonspection la prochaine fois qu’ils déclareront : « Cette fois, c’est différent ». Ça ne l’est presque jamais » (p. 11). Si cette idée peut faire écho à certains travaux (je pense, par exemple, à ceux d’A. Orléan sur les marchés financiers), la thèse mériterait de plus amples développements. Affaire à suivre ?


Le ton de l’ouvrage n’est alors pas forcément optimiste, le syndrome avancé apparaissant tenace et difficile à évacuer d’un revers de main, promettant ainsi de nouveaux lendemains difficiles si les signaux d’avertissement ne sont pas entendus, surveillés par les dirigeants. « La technologie évolue, la taille des humains évolue, la mode évolue. Pourtant, la capacité des gouvernements et des investisseurs à se bercer d’illusions, déclenchant des accès d’euphorie qui s’achèvent d’ordinaire dans les larmes, semble constante » (p. 314).



  • En l’absence d’informations on peut légitimement penser que les « bons » gouvernements (i.e. ceux qui remboursent leurs dettes sans passer par la case défaut ou rééchelonnement) qui s’endettent versent des taux d’intérêts plus élevés que ceux qui prévaudraient en présence d’une plus grande transparence. L’inverse étant valable pour les autres pays et la répartition entre les deux catégories n’étant pas forcément égale, on peut comprendre que faire la lumière dans ce domaine ne soit pas une priorité pour l’ensemble des nations, même si la transparence est préférable sur le long terme.


  • Cette idée vient s’ajouter à, au moins, deux autres propositions : une meilleure transparence au niveau des banques et la création d’un régulateur financier international entièrement nouveau (!).


  • Celles et ceux qui connaissent les travaux de Reinhart et Rogoff ne seront pas surpris par certains chiffres et raisonnements, qui se retrouvent, logiquement, dans certains articles que ces auteurs ont commis, avant, pendant et après la parution de cet ouvrage (dont la version originale est parue en 2009).


Anvil
9
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le 15 août 2015

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