L’ouvrage de John Garth est le produit d’un travail important où l’amour pour l’univers de Tolkien le dispute à la rigueur scientifique dans l’accumulation des sources et dans leur traitement. Ce n’est pas faire péché d’élitisme que de dire que la lecture n’en est pas aisée ; cela tient, entre autres, au fait que lire (et connaître) Tolkien n’est, en soi, pas une chose facile. Peu peuvent se targuer de connaître finement tout son univers, surtout quand on arrive à discuter de ses œuvres les moins connues comme le fait John Garth (ses premiers poèmes par exemple). C’est aussi une conséquence de la complexité intrinsèque de la mythologie établie, fondée, faut-il le rappeler, sur une base linguistique conçue en levier de création. Des langues faciles d’ailleurs : le « qenya », première langue créée par Tolkien, l’a été à partir d’éléments grammaticaux inspirés du norrois, du finnois, du vieil anglais… des langues séduisantes et accessibles au quidam, en somme. Enfin, il faut raccrocher à tout cela le wagon de l’histoire : son état d’orphelin, ses amis de King’s Edward School (le fameux TCBS, ce groupe de quatre garçons, amis proches, aux ambitions artistiques, littéraires notamment, pharaoniques) puis d’Oxford, la guerre, sur laquelle John Garth a choisi de faire la mise au point pour en relever les éléments saillants dans l’œuvre de Tolkien. Autant de prédicats qui font du sujet choisi par l’auteur un écheveau où il est malaisé de voir clair et de prendre du recul et qui rend la discussion à son propos rapidement labyrinthique.


Quiconque connaît un peu l’auteur du Seigneur des Anneaux sait qu’il a participé à la Première Guerre mondiale, et que cela l’a profondément marqué. On pense parfois qu’il y a été blessé (il a en réalité contracté un mal appelé la « fièvre des tranchées »). On dit toujours qu’elle l’a influencé : pif paf les batailles, cé comme la guerre de la vraie vie. John Garth démystifie (ou précise) par une analyse d’une finesse toute historienne : la Grande Guerre apparaît plus souvent en creux que frontalement dans l’œuvre du Professeur. Elle n’est pas le moteur ou le motif (encore que) de son œuvre, elle lui confère certains de ses traits : les caractères de certains personnages (par exemple Sam Gamegie ferait figure de soldat des tranchées dans une certaine mesure), le sens profond de l’œuvre (les Elfes qui quittent les rivages de la Terre du Milieu en proie au déclin comme la civilisation humaine l’est, plongeant dans le gouffre entre 1914 et 1918). Mais John Garth, toujours proche de son matériau (les lettres, les travaux de Tolkien, les témoignages de ses proches, les biographies, etc.) est prudent : il ne sur-interprète jamais et se contente de proposer des explications. L’œuvre de Tolkien est empreinte de nombreux éléments autobiographiques, sans doute, qui dépassent les années et les effets de la guerre (son amour pour Edith Bratt, qui sert d’appui pour l’histoire de Beren et Tinúviel, ou l’histoire de Kortirion qui se fonde sur Oxford), et a bien souvent les traits de la mythologie nordique ou médiévale plus largement : Valinor copie Asgard, Midgard est déguisée en Terre du Milieu. Beowulf et Sire Gauvain et le Chevalier Vert sont presque des dictionnaires. Certes, John Garth en convient, La Chute de Gondolin, ça a la tronche, l’odeur, le désespoir de la Première Guerre mondiale.


John Garth parle beaucoup des écrits de Tolkien (no shit Sherlock). Il n’oublie pas de parler de la guerre, celle vécue par Tolkien et ses amis ; il passe de l’un à l’autre sans cesse, pour épouser une logique chronologique et thématique qui rend la lecture parfois houleuse. Mais comme Tolkien s’éloigne de la littérature de guerre (les mémoires, les récits bruts et désenchantés, que John Garth utilise dans une démarche comparative) qui émerge dans les années 1920, échappe à la définition d’un genre pour cheminer seul sur les « rives de Faërie », John Garth ne raconte pas la guerre. Ou plutôt, il raconte la guerre de Tolkien, celle qui a façonné son œuvre, et dans la mesure où cela éclaire (grâce aux lettres notamment, et aux archives sur les différents bataillons) sa création. Au passage, il renvoie dans les cordes les arguments qui font de l’œuvre une évasion vers Faërie pour fuir la noirceur de la réalité : la mythologie de Tolkien est profondément marquée par cette réalité, de bout en bout. Tolkien lui-même répondait à cet argument, disant qu’il ne fallait pas confondre « l’Évasion du prisonnier avec la Fuite du Déserteur » (page 295). La guerre, donc, en tant qu’elle est sur le moment ou a posteriori un matériau de création, un catalyseur :


« Pour la première fois de l’histoire, la plupart des soldats étaient des individus instruits, mais ils étaient maintenus dans l’ignorance comme jamais auparavant. Ils compensaient en recourant à l’opinion et la rumeur : des histoires concernant des installations allemandes de transformations des cadavres, un soldat canadien crucifié et des hommes troglodytes à l’état sauvage, déserteurs des deux camps, dans le no man’s land. D’emblée on entendit aussi circuler des récits mythiques d’intercessions surnaturelle. Des soldats britanniques exténués se repliant derrière Mons auraient vu un ange juché sur un cheval blanc brandissant une épée enflammée, ou un troupe d’archers célestes ou bien encore trois anges dans le ciel. […] Au moment où la guerre produisait des mythes, le vaste déversement des lettres, des journaux et de la poésie de la Grande Guerre enrichissait les langues d’Europe de mots, de phrases et même de registres nouveaux, modifiant et redéfinissant subtilement toutes ces conceptions du caractère national si importantes pour l’effort patriotique. » (page 97).


Le monde de Tolkien est créé dans le chant, par Ilúvatar et les Valars, la création est par essence littéraire. C’est, en quelque sorte, un regain de l’ambition du TCBS : changer le monde par l’art. Ses amis, dont deux, Rob Gilson et G. B. Smith, disparaissent lors de la Guerre, constituent une force vive de la création de Tolkien : soutiens, critiques, leurs âmes sont présentes à n’en pas douter dans la mythologie. John Garth leur redonne la place qu’ils ont occupée, permettant l’émergence du travail de Tolkien sous la forme qu’on connaît, rendant à ces jeunes hommes leurs lauriers pour avoir été les boussoles et les motifs de Tolkien au cours de cette période : d’une certaine manière, pour John Garth, Tolkien a pris sur lui l’ambition littéraire du groupe et l’a menée à terme. En ce sens également, la guerre constitue un pivot incontournable, elle met Tolkien sur les rails. Effet de source un peu dommageable, qui donne parfois au livre un côté éthéré : il y a peu des écrits de Tolkien (il n’y a pas beaucoup de ses lettres) dans les démonstrations (prudentes) de John Garth. Ses amis parlent pour lui, son œuvre parle pour lui, mais lui-même semble un peu fantomatique. C’est ce qui suscite l’intérêt de l’ouvrage, évidemment (si Tolkien avait expliqué clairement la place de la guerre dans son œuvre, John Garth pourrait se rhabiller) mais fait presque de lui un personnage secondaire dans la création de son œuvre.


« Tolkien a produit une mythologie, et pas ses mémoires de tranchées. » (page 291). Il a construit une poétique à partir d’éléments divers, au sein desquels la Grande Guerre en est un particulièrement saillant. John Garth s’est employé à dénicher dans l’œuvre les traces, les indices, les rémanences qu'elle aurait laissés, mais sans tout lui associer. En ergotant, on peut voir, ici ou là des résurgences, des miroirs, des manifestations refoulées de traumatisme ; c’est si facile. Mais c’est dans l’ensemble du geste créatif, dans le processus et l’ambition qu’il faut chercher d’après l’auteur : la genèse bien avancée de sa mythologie a connu une inflexion, significative, et attribuable à la guerre, mais que seuls les plus fins philologues peuvent identifier sans faute.

Menqet
8
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le 18 juil. 2019

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