Tolkien : Sur les rivages de la Terre du Milieu du tolkieniste Vincent Ferré est un commentaire de texte du Seigneur des Anneaux.
D'abord, les techniques de rédaction mobilisées par l'auteur. Celles-ci consistent en un "entrelacement" du récit. Les fils narratifs tissent une toile : le texte (littéralement "tissu"), où les analepses (flashback) et les echos (dédoublements de personnages : Merry/Pippin, Aragorn/Boromir, Gandalf/Saruman,Saruman/Sauron etc) correspondent, se répondent. Les personnages ne sont pas archétypaux, pas dans la mesure où ils font preuve d'une grande flexibilité morale (Gollum, Boromir, Saruman, etc).
Ils évoluent au contact de la mort dont Sauron ("Nécromancien") et ses créatures (Orques, Gobelins, Arachne, Balrog, Trolls) sont l'incarnation. Ainsi le Seigneur des anneaux, récit de voyage s'il en est, est également un récit échappant à tout manichéisme à travers la figure de Gollum. Ce dernier est l'ambivalence même entre allégeances à l'Anneau et au Porteur.
Sauron est l'incarnation de la mort et du vide caractérisée par l'appétit de la domination (son but n'est autre que de soumettre le monde en promettant à ses sbires un avenir de chaos).
Parmi les techniques de rédaction il y a également l'entrelacement du vrai et de la fiction donnant sa vraisemblance au récit. Si celui-ci implique la "suspension consentie de l'incrédulité" énoncée par Coleridge, il n'en reste pas moins que la Terre du Milieu possède la "consistance intérieure du réel". A renforts de langues inventées, de cartes dessinées, de calendriers fabriqués de toutes pièces, Tolkien donne à son monde une cohérence particulière.
Par exemple, le voyage de Frodo dure 6 mois, ce qui est cohérent avec l'échelle de la map monde de la Comté au Mordor pour un voyageur à pieds.
Aussi, les sources d'inspiration de l'univers tolkienien sont bien sûr Homère, Shakespeare (avec lequel l'auteur du Hobbit entretient une relation conflictuelle - en raison de la couleur donnée aux elfes par le dramaturge), Giges, les Nibelungen, et surtout Beowulf. Les emprunts linguistiques et mythologiques puisent dans la matière nordique, anglaise, latine et même finnoise !
Par exemple, les noms des membres de la communauté et des nains sont tous tirés de l'Edda de Snorri. Tolkien s'amuse avec la langue en fabriquant des jeux de mots que seule la philologie est à même de décrypter.
Enfin, il faut en venir à l'inspiration formidable de l'écrivain. Telle qu'il l'a décrit lui-même, le récit s'est déployé par sa seule force (même si la genèse du Seigneur des Anneaux est une demande éditoriale suite au succès public du Hobbit). Le souffle qui traverse chaque lieu, chaque situation, chaque paysage se doit à une méthode analogique. En d'autres termes, Tolkien s'est servi de sa connaissance intime du folklore européen pour revitaliser celui-ci. Selon sa propre expression "il faut emprunter le bleu au ciel, le vert à la nature et le rouge au sang", puis remobiliser ces épithètes dans des rapports analogiques. C'est le monde primaire créé par Dieu que convoque le monde secondaire de l'auteur.
Les personnages ne sont pas des allégories (des symboles représentant une idée plus haute), le monde de Tolkien ne caricature pas le monde réel. Ils sont en revanche l'objet de "l'applicabilité" , c'est-à-dire que les correspondances avec notre monde sont à la discrétion du lecteur, mais l'auteur ne les impose pas.
Ainsi, la Terre du Milieu au troisième âge est un âge révolu de notre monde. De quoi faire douter du genre merveilleux qu'on attribue habituellement au Seigneur des Anneaux.