En Islande peut-être plus qu’ailleurs, on sait que tout ce qui est donné à l’homme, c’est juste un peu de temps. Les étés y sont radieux mais courts et comme eux, les vies s’animent un temps, souvent  farouches et passionnées,  avant de vaciller et de sombrer dans l’oubli. Des cœurs qui ont palpité à l’unisson, des destins contrariés, des regrets et des trahisons, des désespoirs indicibles et muets, il ne reste pas même l’ombre d’un souvenir. Mais parfois, un lointain écho persiste malgré tout dans ces histoires qui se répètent , comme si, d’être méconnu, le passé s’évertuait à rejouer la même rengaine, soumettant chaque nouvelle génération aux mêmes aspirations et aux mêmes dilemmes.


Tout commence avec Guðríður, paysanne avide de savoir du début du siècle dernier qui suite à l’écriture d’un article à propos des poètes aveugles de la glèbe (je vous laisse deviner de ce dont il s’agit) fera l’improbable rencontre de Pétur, pasteur érudit aussi passionné qu’elle, qui en imagination poursuit une correspondance exaltée avec le défunt poète Hölderlin. Les deux amoureux ont charge de famille et savent où se trouve leur devoir. Mais comme le chante Tom Waits, Summer is gone but our love will remain. De cette brève idylle naît un lignage marqué à jamais par des passions licites ou non mais aussi par l’alcoolisme, l’amour des livres et de la musique et par une indicible mélancolie dont l’origine est à chercher du côté des renoncements, des non-dits, des identités marquées du sceau du mensonge. 


C’est l’histoire d’un fjord  au bord de l’océan arctique, dont la forme rappelle celle d’une étreinte. Quelques fermes éparses, certaines en ruines, une église, un cimetière où d’anciennes tombes sont les derniers témoins d’anonymes oubliés depuis longtemps. Sur l’une d’entre elle, plus récente, on peut lire une épitaphe qui donne son titre au roman, sur une autre, une citation de Kierkegaard. Le ton est donné, si la joie de vivre et même l’humour ne sont pas absents de ces pages, c’est pour mieux y opposer la douleur causée par la perte des êtres qu’on a chéris. Dans l’une de ces bâtisses vit Eiríkur, lointain descendant de Guðríður. Ses proches pourtant pleins d’amour lui ont caché la vérité à propos de sa mère, que jusqu’à récemment il croyait morte. Qui est-il vraiment ? C’est aussi la question que se pose à propos de lui-même le narrateur amnésique dont l’appartenance à cette communauté ne fait cependant guère de doute. Peut-être lui fallait-il cet oubli de soi pour parvenir à restituer sans apriori le souvenir de ce passé invisible mais tellement prégnant,  tâche à laquelle il s’attelle, supervisé par un imaginaire et protéiforme pasteur chauffeur de bus qui le suit comme son ombre. Sous sa plume, l’œuvre de mémoire et l’œuvre littéraire se confondent : 

Celui qui est en quête de la réalité trouve la poésie … Celui qui est en quête de la poésie se trouve lui-même. 

Ce roman foisonnant, à la construction déroutante, est une ode à la vie rurale aux confins du monde habité, là où la majesté des lieux et l’âpreté des saisons  façonnent le cœur de femmes et d’hommes indomptables et vaillants, farouchement épris d’indépendance, souvent déchirés entre leurs aspirations profondes et ce qu’ils pensent devoir aux autres. A chaque coin de page, à chaque intertitre, la poésie vient surprendre le lecteur, de même que cette ribambelle de chansons et musiques contemporaines, reflet des interrogations et des sentiments qui animent les personnages.  L’œuvre est grandiose, sa  lecture éblouit, interpelle, émeut. La camarde n’est jamais bien loin, pas toujours fière d’elle même d’ailleurs,  à tel point qu’Eiríkur, pour la consoler, donnera son nom à une compilation qui doit servir à organiser une grande fête en l’honneur des morts et des vivants. Au chagrin de l’absence s’ajoute la blessure profonde causée par les regrets de ceux qui, renonçant à une part d’eux-mêmes, n’ont pas suivi la boussole du cœur. Mais là réside le paradoxe de l’humain : ce sont les infortunes, les doutes, les occasions manquées qui le font aller de l’avant.


Continuez à vivre, parce que c’est la seule manière de nous consoler, nous qui sommes défunts.

La leçon est donc de vivre intensément tout en gardant en mémoire ceux qui avant nous, ont vécu, souffert, aimé. Parce que passé et présent sont indissociables et qu’oublier c’est trahir la vie.

No_Hell
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