Je suis un très grand amateur de John Steinbeck. C'est bien simple : je crois qu'aucun de ses romans ne m'a déplu. Mais il faut avouer que certains sont plus difficiles d'accès que d'autres. Et je crois que le plus difficile à appréhender reste Tortilla Flat.
Et si ce roman est aussi difficile à cerner, c'est parce qu'il est indissociable de Steinbeck lui-même. Au sens où il faut connaître les combats sociaux et les valeurs défendues par l'auteur pour saisir l'ouvrage.
Aussi l'ai-je lu deux fois. La première fois à 23 ans. J'avais déjà certes lu Des Souris et des hommes ainsi qu' A l'est d'Eden qui m'avait bouleversé, mais je ne m'étais pas intéressé à l'auteur lui-même. Et, en lisant Tortilla Flat je suis passé à côté de l'œuvre. Je n'ai pas compris le livre, cette succession de saynètes représentant des pauvres hères, des alcooliques, des menteurs... Ces titres de chapitres en complet décalage avec ce qu'ils relatent... Bref, l'ensemble de l'ouvrage m'a échappé et je n'ai pas su quoi en faire.
Ce n'est qu'en lisant Les raisins de la colère et en comprenant l'extrême sensibilité de Steinbeck à l'égard des plus défavorisés que j'ai décidé de relire Tortilla Flat à l'aune de cette découverte sur l'auteur et que je l'ai compris - du moins me permets-je de le penser. Ce livre est une ode, un hymne à ces classes qui n'ont rien, à ces gens qui vivent en parallèle des autres, à ces personnes pour qui le moindre événement qui ne serait pas même noté par une personne aisée devient une aventure épique relevant de l'impossible prouesse par manque de moyen, de considération et de relation.
C'est sans doute cela qu'a voulu montrer Steinbeck, en humanisant enfin ceux que l'on déshumanise si volontiers - certainement autant aujourd'hui qu'hier. Il a sans doute voulu héroïser ces anti-héros, montrer la noblesse de ces personnes oubliées, donner la parole à ces sans-voix. Et bien évidemment, cela ne peut être fait sans malice, sans humour, sans un perpétuel décalage entre ce qui est vécu et ce qui est narré. C'est ce décalage qu'il faut être prêt à lire.