Sorry we pissed you
Dans la longue liste des phénomènes de société me passant au-dessus de la tête, l'émergence des services de livraison Uber occupe une place de choix. Si je peux tout à fait comprendre le profit que...
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le 8 nov. 2024
Dans la longue liste des phénomènes de société me passant au-dessus de la tête, l'émergence des services de livraison Uber occupe une place de choix. Si je peux tout à fait comprendre le profit que peut en tirer une personne incapable de se déplacer du fait d'un handicap physique (ou toute autre raison), l'idée de faire appel à quelqu'un pour apporter un repas directement chez moi, au lieu d'aller le chercher en personne me met mal à l'aise. D'autant plus dans les grandes villes, où il est généralement facile de trouver une enseigne de restauration à seulement quelques minutes à pied, à vélo ou en transport en commun de son lieu de résidence. Tout ça pour dire que j'ai toujours considéré Uber avec un certain détachement. Et les nombreux livreurs rencontrés au cours de mon bénévolat envers les personnes précaires, loin de me faire changer d'avis, ont plutôt renforcé ma conviction de me tenir éloigné de ce qui s'avère être ni plus ni moins qu'une nouvelle forme d'esclavage. Une réalité peu reluisante abordée frontalement et sans détours dans ce roman coup de poing, qui ne manquera d'ailleurs pas de rappeler sur certains aspects le récent film L'Histoire de Souleymane.
Abel, étudiant honnête et intègre, devient livreur pour le compte de Uber (renommé l'Appli dans le roman, même si c'est la même chose...), afin de venir en aide à sa mère, dont le travail ingrat et mal payé ne lui permet plus de pourvoir aux besoins de la famille. Lena, enseignante ayant perdu foi dans le système éducatif à la suite de réformes de plus en plus absurdes, s'est détaché de la société et vit désormais dans un camion-poubelle abandonné, réparant les vélos des livreurs les plus précarisés. Igor, jeune avocat ayant beaucoup de mal à percer, prend la décision de représenter ces nouveaux exploités du grand capital, certes dans l'optique de donner un coup de fouet à sa carrière, mais également en hommage au militantisme acharné de son grand frère pour la justice sociale. En parallèle, nous suivons les luttes de pouvoir internes au sein de l'Antenne, l'une des chaînes télévisées les plus en vogue de la nation, menée par Pascal Praud (renommé Paul Parsène dans le roman, même si c'est la même chose...), présentateur vedette doublé d'une larve cynique et opportuniste, adepte du buzz et de la polémique stérile lui permettant de booster les chiffres de l'audience. Toutes ces destinées individuelles, pourtant reliées d'une manière ou d'une autre à la fameuse Appli, vont être amenées à s'entrechoquer au fil de ce thriller implacable. L'écriture de Benoit Marchisio, d'une efficacité redoutable, nous immerge avec une aisance folle dans une intrigue addictive au possible (il est difficile de renoncer à tourner la prochaine page pour reposer le livre), d'autant plus prenante que l'auteur ancre son récit dans une réalité très proche de la nôtre via la présence de nombreux outils et logiciels que nous utilisons au quotidien (les smartphones, Signal, GoogleMaps, Twitter...). Le tout servi par une galerie de personnages vivants et authentiques avec lesquels il est facile d'entrer en empathie.
Empathie d'autant plus nécessaire au fil de la lecture, alors que le roman épouse peu à peu les contours de la tragédie. Ce que dénonce Marchisio, avec une virulence que n'aurait pas reniée Ken Loach, c'est le piège absolu que représente l'auto-entrepreneuriat, un marché en apparence séduisant pour la jeune génération (aucun supérieur hiérarchique, une gestion totalement autonome de ses horaires) mais qui révèle bien vite sa nature de cadeau empoisonné : car être à son compte implique également de ne bénéficier d'aucune protection sociale et d'être tenu pour seul responsable de la livraison d'une commande dans les temps, sous peine d'une sanction arbitraire ne tenant aucun compte des aléas possibles (retard dans la préparation, panne de téléphone, pneu crevé...). Les livreurs se retrouvent ainsi à enchaîner les missions à une cadence infernale, dans une ambiance compétitive acharnée, pour un salaire de misère la plupart du temps englouti dans les frais d'entretien du matériel qui leur est indispensable. Une extension aux limites de l'absurde de la méritocratie, rendue d'autant plus intenable par la virtualisation croissante de la société : le patronat est devenu un algorithme insaisissable, poussant les exploités à tourner leur frustration vers les seules cibles concrètes à leur portée, en l’occurrence les utilisateurs de l'Appli, engrenages involontaires de la machinerie. Une division citoyenne soigneusement entretenue par le pouvoir en place et les médias à la solde de ce dernier. « Le monstre parfait de la société moderne », pour reprendre les mots du premier épisode de la série Mr Robot.
Un monstre qui, selon l'auteur, ne pourra mener qu'à une conclusion inévitable, dès lors que « ceux qui ne sont rien » n'auront plus que leur colère à exprimer, une colère aveugle et déchaînée, mais paradoxalement libératrice et génératrice d'une nouvelle forme de cohésion et d'entraide. Un propos glaçant, pas si éloigné, dans la forme et dans le fond, des dernières minutes du Joker de Todd Phillips.
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le 8 nov. 2024
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