Quel grand et beau livre !


Lu heureusement assez longtemps après l’immense Vie et destin, le format plus ramassé de Tout passe ( 300 pages notes comprises) n’en fait pas un roman moins fort.


Ce qui me frappe chez Vassili Grossman, c’est sa grande sincérité qui, ici, lui fait donner la parole aux victimes elles-mêmes, au sein même de la fiction. L’histoire de cet homme déchu qu’est Ivan Grigoriévitch, de retour des camps après 10 ans d’internement encadre le témoignage des victimes de la dékoulakisation, ce vaste génocide qui a exterminé les paysans russes pour leur prendre leur terre, au nom du peuple souverain…


Le communisme a été un vaste massacre, une abomination. Comme toute idéologie qui veut le Bien des hommes, qui veut imposer la bonne façon de penser pour être un bon citoyen, qui veut imposer la bonne façon de cultiver la terre, de « sauver la planète », de savoir reconnaître les bons ou les réprouvés, ceux qui peuvent s’exprimer et les autres, le communisme a massacré son peuple lentement mais sûrement. Grossman retranscrit le témoignage des femmes déportées et séparées de leurs enfants seulement parce que leur mari était un intellectuel qui avait osé formulé une critique sur les mesures gouvernementales, celui des ahuris qui croyaient sincèrement lutter pour le bien de tous et ont laissé faire les pires injustices, dénonçant même parfois ceux qu’ils jugeaient contraires à ce Bien et qui furent parfois torturés, parfois exécutés, parfois déportés, il retranscrit aussi la sidération des premiers révolutionnaires qui se sont vite retrouvés dans la peau des ennemis, eux qui avaient contribué à les construire de toute pièce.


« Et c’est au nom de la Révolution et d’une Russie nouvelle sans propriétaires fonciers et sans capitalistes que l’on immolait des victimes et que s’accomplissaient tant d’actes de violence et de cruauté. » ( Calmann Lévy p. 196)


Les pages les plus cruelles sont consacrées à la vaste famine organisée qui coûta la vie à 600 000 personnes, en comptant les exécutions parfois sommaires (il suffisait de posséder une vache pour être considéré comme un vil possédant…) « (…) rien de tout cela n’importait puisqu’on agissait au nom de la Russie et de l’Humanité laborieuse, au nom du bonheur du monde ouvrier. » (p.196)


Il y a des passages d’une grande intensité exprimés avec beaucoup de pudeur, comme lorsque que ces vieilles femmes déportées, endurcies à la tâche, épuisées par des conditions de vies innommables dans les camps, se mettent soudain à pleurer en chœur parce qu’elles entendent par hasard une musique anodine à la radio, elles qui étaient privées de tout depuis si longtemps « et on avait l’impression que les verres des lunettes étaient fêlés de larmes. » (p. 151) Grossman consacre des pages splendides et terribles au sort réservé aux femmes, pire encore, si cela était possible, que celui réservé aux hommes.


A lire, par ceux qui seraient tentés de croire posséder le Bien, à ceux qui pensent que tout ce qui n’est pas leur Bien est forcément le Mal, à ceux qui pensent que faire taire l’opposant en le faisant passer pour un monstre est le meilleur moyen de s’imposer quand on manque d’arguments, à ceux qui légitiment la violence si elle est faite « pour la bonne cause ». Ils sont nombreux à sévir de nos jours et même se réclament de cette idéologie mortifère dépeinte par Grossman. Mais à lire aussi par tous ceux qui pensent que la littérature est la garante de la liberté et de la vérité ennemies de l’oubli.
"L'histoire de l'humanité est l'histoire de sa liberté. L'accroissement de la puissance humaine s'exprime avant tout par l'accroissement de la liberté. La liberté n'est pas une nécessité dont on a pris conscience, comme le croyait Engels. La liberté est le contraire de la nécessité. La liberté, c'est la nécessité surmontée, vaincue. Le progrès, c'est essentiellement le progrès de la liberté humaine." (P. 231)

jaklin
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le 26 juin 2023

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