« Train perdu wagon mort » pèse allègrement ses 147 pages et, à la différence de nombreux pavés insipides et soporifiques, pas un mot n’est de trop. L’argument de départ est minimaliste. Nous avons un train, en route vers la capitale de la Zoldavie (un pays imaginaire au fort goût de démocratie populaire d’Europe orientale). Au cœur de la nuit, il perd de manière inexplicable un wagon. Vous me direz qu’il n’y a pas matière à écrire un roman fleuve avec un incident ferroviaire. Attendez de lire la suite...
Dans ce wagon dort un échantillon d’humanité banale : des hommes, des femmes, en couple ou non, âgés ou jeunes, aucun enfant (on nous épargne cette engeance, tant mieux !). Endormis, ils ne le restent cependant pas longtemps car l’arrêt progressif du wagon qui a été précédé par un bruit de galopade dans le couloir, les tire rapidement de leur sommeil. Chacun découvre l’événement et une assemblée s’improvise. Chacun avance son hypothèse pour expliquer la situation : imprévu ferroviaire, sabotage absurde… Puis, chacun regarde sa montre en évaluant la durée de ce fâcheux contretemps et tous regagnent leur compartiment en râlant pour la forme.
Mais le contretemps s’éternise. Le jour se lève et l’inquiétude s’installe parmi les passagers. Les secours tardent à venir et deux mystérieux avions militaires les survolent à plusieurs reprises. Certains commencent à échafauder des hypothèses un peu plus extravagantes : accident industriel, émission de téléréalité au scénario tordu (pléonasme), révolution populaire, guerre mondiale... Et rien ne vient vraiment les contredire car dans les environs ne poussent que des blés à perte de vue. Pas un quidam à qui s’adresser pour quémander un moyen de transport ou le réconfort d’une information rassurante. Il faut se résoudre à s’organiser, collecter les maigres ressources, rationner la nourriture et peut-être même s'aventurer à quitter le wagon pour l’inconnu...

Si la situation de départ de « Train perdu wagon mort » ne casse pas trois pattes à un canard, l’atmosphère très visuelle et la tension palpable emportent irrésistiblement l’adhésion. D’entrée, on est happé par l’étrangeté de l’événement et on est saisit progressivement par l’angoisse qui étreint ces naufragés du rail largués en rase campagne. Le point de vue subjectif, voire carrément immersif (le narrateur étant lui-même un voyageur) contribue grandement à cette réussite. Ainsi, le lecteur est autant dans l’attente que les protagonistes de l’intrigue. A aucun moment Jean-Bernard POUY ne vient introduire un autre point de vue qui viendrait parasiter et nuire à la belle mécanique dramatique qu’il met en place.
Je ne sais pas si je l’ai déjà dit mais POUY est un écrivain qui fonctionne sur la base de la contrainte. Dans ses écrits, il s’impose systématiquement un cadre, une structure ou un type de traitement narratif et pousse celui-ci jusque dans ses ultimes retranchements. Reconnaissons-le, c’est un mode de fonctionnement qui parfois confine à la perversion. A ce propos, à l’occasion d’une rencontre avec le photographe Cyrille DEROUINEAU, avec lequel POUY a collaboré pour le roman « Sur le quai », DEROUINEAU m’a confié que l’écrivain s’est efforcé pour cet ouvrage de raconter une histoire en respectant strictement l’ordre des photographies, telles qu’il les avait reçues par la poste. Il pensait que celui-ci était voulu par le photographe alors qu’il était simplement le fruit du hasard…
« Train perdu wagon mort » respecte également une contrainte. Le livre se présente comme un huis clos ouvert qui cantonne l’environnement extérieur à un élément de décor menaçant. Cet extérieur, les passagers le perçoivent par bribes (les avions, les tracteurs abandonnés, les cadavres, la station abandonnée) et jusqu'au bout aucune explication satisfaisante ne viendra éclaircir leur lanterne. C’est peut-être d’ailleurs le gros point faible du roman (qui aime bien châtie bien). Une fin ouverte aurait sans doute été mieux.

Peu importe car le véritable sujet du roman, c’est la matière humaine dans son acception la plus banale. « Train perdu wagon mort » nous épargne les héros ou les anti-héros. Nul n’est grand ou petit. Ces naufragés du rail appartiennent à cette catégorie de la population que l’on surnomme monsieur Toutlemonde. Confronté à une situation extraordinaire, ils sont contraints de s’auto-organiser et de s’auto-gérer. Et d’une manière très libertaire, chacun apporte au groupe ce qu’il veut et ce qu’il peut : ses craintes, ses moments de faiblesse, ses tracas quotidiens, ses fêlures intimes, son courage, sa lâcheté, son amour… Jean-Bernard POUY ne se veut ni optimiste, ni pessimiste. Il ne juge pas. Il rejoue avec lucidité le spectacle de la comédie humaine dans le cadre d’un microcosme.
leleul
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le 30 oct. 2012

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