2068, la société Transparence, dirigée par une ambitieuse chef d'entreprise, découvre le secret de l'immortalité. Les hommes pourront revivre dans une enveloppe corporelle sur mesure, débarrassés de toute contingence et arbitraire. La condition ? Partager l'intégralité de ses données, être connecté en permanence, qui grâce à un algorithme puissant permettra de reconstituer votre personnalité, vos souvenirs, vos rêves. L'immortalité contre la transparence. Rien de moins que la servitude volontaire.
Ce projet est présenté non pas comme néfaste mais comme un bienfait : face à la pollution, aux guerres, aux maladies, pouvoir devenir un homme parfait contre quelques données monnayées à des entreprises privées, c'est un moindre mal. Mieux, échanger vos données vous garantie un revenu confortable, vous n'êtes même plus obligé de travailler...La révolution est en marche, y a pas plus technocratique et abscond comme projet, empreint de novlangue et de formules pompeuses dont le livre abuse volontairement, d'autant plus que 2068 fait allusion à 1968, nouvelle libération, nouvelle révolution.
Mais nous pouvons nous le dire entre nous, la reproduction telle que nos ascendants l’ont connue, c’est fini. L’homme divorce de la biologie.
Marc Dugain nous plonge donc dans un roman d'anticipation fondé sur le transhumanisme, un homme augmenté par la technique. Comme tous les romans d'anticipation, il ne parle pas tant du futur que du présent et livre plusieurs réflexions glaçantes sur ce vers quoi nous nous dirigeons, livrant au passage quelques analyses de notre époque. D'ailleurs, la chef d'entreprise philanthrope, n'est pas sans rappeler le destin d'Elizabeth Holmes, qui promettait en 2014 l'accès au soin et aux données de soin pour tous, et qui avait gravi les sommets, avant que le subterfuge soit dévoilé.
Mais le roman est actuel, pas seulement sur ce point.
Sur Trump :
Les signes annonciateurs de la catastrophe sont tangibles mais Trump ne veut rien savoir, il a converti son égoïsme foncier en doctrine politique, le moi d’abord, l’Amerique d’abord, qu’il claironne comme une rengaine de sénile qui s’accroche à quelques idiomes devant l’évaporation définitive de son vocabulaire.
Sur le populisme :
Ce qu’on a appelé alors le « populisme » était une façon très pernicieuse de répondre au mécontentement du peuple sans jamais toucher aux origines de celui-ci. Le populisme, selon lui, « c’est faire rentrer une population dans un stade de nuit, mettre une lumière éblouissante sur une partie des gens présents en les traitant de voleurs pendant que dans l’obscurité profonde une bande discrète s’emploie à faire les poches de ceux qui fixent la lumière en hurlant, en invectivant les boucs-émissaires aveuglés par les projecteurs.
Sur les GAFAM :
Mais voyez Google, aujourd’hui, ce n’est plus une entreprise américaine même gigantesque, c’est un État, auprès duquel d’autres États diligentent des ambassadeurs.(....) Vous ne pouvez pas gagner une élection sans eux, vous ne pouvez pas gouverner sans eux.
Sur la France :
J’avais oublié cette manie qu’ont les Françaises d’embrasser les gens qui ne sont pas leurs intimes. En revanche, l’habitude des passe-droits n’avait pas disparu et nombreux sont ceux qui vinrent me faire leur cour en espérant être pistonnés pour le programme Endless, me déroulant discrètement à l’oreille les raisons qu’ils avaient d’être retenus et de passer en premier. Pour le reste ils me parurent comme je les avais laissés en quittant la France, tous ces courtisans, puissamment démodés, d’un égoïsme aussi farouchement préserver que leurs plus beaux monuments, maniant le double langage et la fausse générosité avec un naturel déconcertant.
Sur nos démocraties :
Qu’est ce que vous entendez par démocratie ? Se faire élire à intervalle régulier par des électeurs manipulés par les acteurs du numérique qui choisissent le candidat le plus à même de servir leurs intérêts ? Gouverner ensuite au service de ces mêmes acteurs et de bien d’autres lobbies qui se considèrent chez eux dans les allées du pouvoir ?
Le citoyen américain, comme le citoyen européen, s’exprimait sur tout, à partir de son terminal qui lui permettait de voter en permanence sur une grande variété de sujets, ce qui donnait l’illusion d’un pouvoir populaire, sachant que les moyens mis en œuvre pour manipuler cette opinion dépassaient considérablement ceux dédiés à l’éduquer, à la former. L’individu avait ainsi le sentiment de participer directement à chaque décision concernant la vie de sa cité ou de son pays. Le phénomène majoritaire battait son plein, tandis que les autres pouvoirs, ceux des médias, de la politique et du renseignement, convergeaient pour donner de l’importance à certaines informations destinées à influencer les votes.
La présidente de Transparence devient une nouvelle prophète, les religions s'effondrent, l'humanité a de nouveaux espoirs. Elle toise la CIA, La Maison Blanche, les gouvernements de tous les pays. Un nouvel ordre mondial émerge : c'est la fin des dictatures, des crimes, de la pollution. Tout le monde veut renaître et se plie donc au bien pour être sélectionné par la loi impartiale des algorithmes.
Le livre multiplie les réflexions, au détriment peut-être de sa dimension littéraire et romanesque, presque technocratique, utilitariste, même s'il se permet quelques passages plus poétiques, sur les paysages de l'Islande et sur l'amour.
Cette froideur n'est pas sans rappeler le jeu vidéo récent Death Stranding, avec un univers glacial, virtuel, ultra technologique où le gens vivent connectés mais chacun chez eux. Les thématiques. de ce roman sont d'ailleurs totalement dans l'air du temps. Il est d'abord un plaidoyer politique, presque pamphlétaire car rempli d'ironie et d'humour noir.
C’était d’autant plus remarquable que chacun pouvait dès lors évoluer dans un monde sans gêne, ni contradicteur, loin de l’autre, cet ennemi potentiel. Je n’avais pas cédé à la tentation de la virtualité, cette existence parallèle sans angoisse, sans drame, dans une solitude absolument bénéfique où se mêlait le réel accessible partout sur la planète.
Voilà le monde qui nous attend peut-être, terrifiant, totalitaire, orwelien. Mais vous vivrez heureux. Servile mais heureux.
L'ironie est suprême. En réalité, Transparence a triché, n'a jamais été capable de produire des êtres immortels. La présidente est une vraie prophète. Elle a vendu du rêve, du vent, et a prospéré sur l'espérance, à l'image de toutes les religions. Par contre, elle possède les données de la Terre entière. Elle domine le monde. Elle est Dieu. Elle est surtout richissime. On revient toujours, inexorablement, au mercantilisme primitif de l'homme. En réalité, sur ce point, jamais il ne grandira.
La thématique religieuse est d'ailleurs centrale : rencontre avec le Pape, écriture d'une nouvelle Bible sur la renaissance des êtres, vision d'un futur apocalyptique. On peut le dire, Transparence promettait en somme la résurrection dans un monde paradisiaque. Mais comme toutes les religions, cela n'engage au fond que ceux qui y croient. Ce qui est le comble pour un programme entièrement fondé sur la raison et la science... Un double twist final remet les pendules à l'heure, et continue d'être d'une terrible ironie car il prend en défaut le lecteur lui-même. Dugain lui aussi triche avec le lecteur.
Le livre a quelque chose d'un avertissement, à la manière d'un texte sacré. Il est un peu édifiant, trop démonstratif certainement. Il explique sa démarche et sa visée dans les dernières pages :
C’est la raison pour laquelle il faut plonger les enfants dans la littérature comme on les plongerait dans un bain pour leur apprendre le réflexe de nager.
Lire pour rester libre. Lire pour éviter le pire.