Lecture parfois trop riche, car ce bouquin est aussi foisonnant que la jungle amazonienne qu'il décrit,une jungle qui résonne des voix de l'auteur et des multiples tribus qu'il rencontre. Ce livre fait l'effet d'un écho d'autant plus troublant que toutes ces voix sont éteintes aujourd'hui et que cet ouvrage est précisément déjà (en 1955) leur chant du cygne...
"Tristes Tropiques"est un vrai bazar... Un petit résumé à la volée: éducation de l'auteur, voyages en bateau, la construction de Sao Paulo, visite de New York, les indiens Caduveo et leur "maison des hommes", garimpeiros et leurs mines de diamants, voyages en camions dignes du "Salaire de la Peur", voyages en ânes dignes de Indiana Jones, indiens Borovo qui dorment dans la cendre, Nambikvara chez qui le pouvoir du chef tient à sa générosité , indiens Tupi-Kawahib, avec leur simple mais efficace système polygame. Lévi-Strauss nous emmènera aussi brièvement en Inde, pour y découvrir l'avilissement des hommes sous les systèmes millénaires, puis le Pakistan, faisant bien sûr un crochet pour nous donner un roman sur le coucher de soleil et une pièce de théâtre sur un empereur romain. Son livre se conclut sur des réflexions sur Rousseau , sur la "trahison" difficile de l'ethnologue vis à vis de sa propre civilisation. Un sacré bazar, je vous dis, et beaucoup d'émotion, sur le fil discontinu et presque brouillon d'une écriture pourtant très belle, très classique.
On s'enrichit beaucoup à lire ce livre, et il apparaît vite qu'il convient de prendre son temps (et je suis d'un naturel pressé). Au travers de ses portraits d'indiens en dérive , Lévi-Strauss nous donne un extraordinaire portrait de l'être humain, de ses capacités à durer, mais aussi de sa fragilité, et surtout de la mortalité inéluctable de ses ambitions. Les Indiens disparaissent, décimés par nos maladies, absorbés par notre style de vie. Leurs langues, motivations et visions du monde s’abîment dans l'oubli (extraordinaire rencontre dans la jungle avec le chef indien qui s'enfuit vers la civilisation)...
Tout le livre est traversé de cette nostalgie pour un état que Lévi-Straus ne peut retrouver, un état de nature qui n'existe déjà plus. Notre ethnologue observe, note et négocie toutes les informations possibles, toutes les techniques , croyances, formes sociales, conscient de l’extrême précarité de ce dernier monde. Il constate la soudaineté avec laquelle les indiens peuvent oublier les mythes qui les soutenaient jusqu'ici, comme une capitulation brutale devant les fariboles de notre civilisation. Il accuse même l'écriture, loin d'aider, d'accentuer en fait la perméabilité de ces société aux mensonges occidentaux...
Toutes les civilisations se valent, nous dit Lévi-Strauss en substance, car aucune n'est parfaite, aucune n'échappe à la cruauté, mais toutes ont leur beauté. Lévi-Strauss porte un jugement acerbe sur notre influence sur l'Amérique, son discours annonçant déjà la déforestation, le saccage de cette région et du monde. Il postule après une visite en Inde que toute civilisation trouve dans la servitude la solution à sa surpopulation (il voit en l' Asie l'avenir de l'Europe!). Enfin, c'est un regard sévère qu'il porte sur l'Islam et son impact régressif sur le monde.Pas toujours très gai ce portrait de notre humanité donc, mais en même temps, il nous ouvre les yeux sur des questions d'importance, qui semblent fleurir aujourd'hui dans notre actualité, soixante ans plus tard. Visionnaire...
Bon, j'arrête les frais, c'est impossible à raconter... :-) Lisez Lévi-Strauss, à votre rythme, quand vous aurez le temps, quand vous voudrez découvrir un monument de notre culture et quand vous voudrez faire face crûment aux nombreuses contradictions morales que porte notre monde occidental. Un grand bonhomme, Mr Lévi-Strauss, on ne peut pas être d'accord sur tout, on ne peut pas en revanche ignorer cette voix. Recommandé!!