Lire Tropique du Cancer d’Henri Miller, c’est tenir entre ses mains un énorme cœur ardent qui palpite furieusement en crachant entre vos doigts ses rejets vermeils. Ce roman est un organe vivant dans tous ce qu’il a de sale et fascinant et chaque mot vous éclabousse de tous les fluides organiques possibles, même ceux issus du plus profond de vos tripes auxquels votre pudeur préfère ne pas penser mais que l’auteur, lui, déclamera sans réserve. Chez Henri Miller, un con est un con, une merde est une merde, tout le Verbe peut alors se décliner dans ce qu’il a de plus noble, dans ce qu’il a de plus cru. Les belles lettres se déversent dans les caniveaux tandis que les égouts côtoient les cieux et de ce mélange sublime entre la lie et l’or résulte une œuvre monstrueusement belle qui n’épargne ni les grands ni les petits, et les laissent cohabiter dans une divine obscénité.
A sa sortie, Tropique du Cancer s’est trouvé rejeté, humilié, traité de stupide car il n’évoquait guère le nazisme contemporain à sa rédaction ; et par certains, Blaise Cendrars, T.S Eliott, Aldous Huxley et surtout George Orwell (qui en tirera son essai Dans le ventre de la baleine, un brillant compte-rendu de la littérature anglo-saxonne dans lequel il compare la claque Miller à l’Ulysse de James Joyce – excusez du peu) adoré. Et toutes ces passions l’ont conduit au tribunal pour obscénité aux Etats-Unis après une publication déjà bien tardive en 1961 quand le livre date de 1934 à Paris – le jugement ne sera cassé qu’en 1964. De ces péripéties puritaines, la réputation sulfureuse de l’œuvre n’en a été qu’accrue. Pourtant, si quelques scènes de sexe demeurent, si des paragraphes entiers sont dédiés à quelques réflexions sorties toutes droites de « fentes », il ne s’agit point ici d’un roman pornographique mais bien de la vie parisienne de notre auteur américain exilé et par là-même d’un roman témoin d’une époque particulière, d’un monde crade et fascinant. Sans réel début ni véritable fin, ce livre suit les déambulations décousues et les idées passionnantes et fragmentaires d’un Henri Miller qui se pose en spectateur d’un Paris des années trente, monstrueux et poétique.
Une succulente ironie pointe sa patte lorsque l’on connait bien les quartiers qu’il fréquentait principalement (Montparnasse et son voisin le boulevard Edgar Quinet) et qu’on se rend compte que les lieux dans lesquels il se gorgeait la panse (le Dôme, la Coupole) sont passés de repères d’artistes fauchés se noyant dans un mauvais vin et avalant un horrible porridge qui « vous fait chier » à des lieux très chics où il faut vendre un doigt dans l’espoir d’obtenir une pinte. Si ce sont des endroits que vous connaissez, vous ne reconnaîtrez pas les trottoirs bordés de bordels que Miller décrit de sa plume incroyable.
La comparaison qui survient immédiatement à l’esprit est avec Céline, tant la déconstruction de la langue va de pair avec un nouveau lyrisme qui rend chaque mot pur, ou crasseux (c’est selon) et toujours sur un pied d’égalité. Or, là où Tropique du Cancer diffère d’un Voyage au bout de la Nuit, c’est qu’il n’est pas imprégné jusqu’à la moelle d’un nihilisme violent. Oui, Paris est un corps grouillant dont les boulevards sont les intestins, les bars le foie, les immeubles les reins, les femmes le sexe, les hommes le cul, l’humain la bile ; mais de ce constat organique surgit une véritable célébration du vivant. Lorsque Miller se retrouve à Dijon, ville qu’il décrit comme morte – même pas en putréfaction, déjà rigide et vidée – il se rend compte que l’air fétide de la capitale et la constipation de son ami et les « grues » qui écartent les jambes et les toilettes trônant dans le salon, lui manquent plus qu’ils ne le dégoûtent. C’est la vie qui découle de toutes ces entrailles, de tous ces fluides et tant que les muscles se tendent, tant que la peau vibre, tant que l’on baise, on est vivant, et cette impureté est l’essence même de l’existence.
Aussi absurde que cela soit-il de penser ainsi, j’ai durant tout un temps refusé d’administrer à ce roman la note suprême alors même que dès les premiers mots, je savais que ces phrases plus que sublimes, que cette philosophie aussi révoltée que déconstruite, que cette façon d’appréhender l’écriture et le monde telle une chair humaine étaient tout ce que je recherche dans la littérature. Mais il ne faut pas se voiler la face, le génie d’un cerveau ne dissimule pas entièrement une véritable misogynie et de temps à autres un racisme prononcé (bien que Miller paraît quelques fois en avance, contestant les soi-disantes preuves scientifiques affirmant la supériorité d’une « race » sur une autre). Peut-on tout pardonner à l’époque et au contexte ?
C’est finalement un passage sur les cents dernières pages qui a englouti toutes ces réserves, prouvant que la littérature transcende parfois l’esprit et le monde. Lors d’un emportement lyrique, Miller nous confie sa vision de l’artiste, qui, pour lui, est inhumain. Jamais un homme n’aura aussi bien parlé de l’Art – paradoxal alors qu’il annonce son propre livre comme « un cracha à la face de l’Art ». Jamais un homme n’aura tant magnifié Proust, Matisse, Whitman et Dostoïevski. Jamais un homme n’aura aussi justement saisit l’âme des œuvres jusqu’à agripper leur estomac et y lire leur entière et superbe intériorité. Dans l’un des instants de littérature les plus beaux qu’il m’ait jamais été donné de lire, j’ai vu se dessiner dans des mots incroyables la vision même de l’Art comme je l’ai toujours aimé et comme j’ai toujours voulu le faire : un art qui exagère, un art monstrueux, un art imparfait, un art du corps, un art qui hurle tous glaires dehors, un art qui sue, un art qui gerbe, un art qui saigne, un art diffus, un art infini, un art destructeur, un art cannibale qui mâche les esprits et les peaux et les métamorphose à jamais. Et Henri Miller, comme moi-même, veut vivre pour trouver ou produire cet Art, veut vivre pour la crasse, pour la puanteur, pour l’orgasme, pour tout ce qui fait de nous des Humains dans ce qu’ils sont de plus obscène et de plus beau, de plus dégoûtant et de plus sublime.
« J’aime les écritures qui coulent qu’elles soient hiératiques, ésotériques, perverses, polymorphes ou unilatérales. J’aime tout ce qui coule, tout ce qui porte en soi le temps et le devenir, tout ce qui nous ramène au commencement où ne se trouve point de fin : la violence des prophètes, l’obscénité qui est extase, la sagesse des fanatiques, la prêtre avec sa litanie gommeuse, les mots ignobles de la putain, la salive qui s’écoule dans le ruisseau de la rue, le lait du sein et le miel amer qui coule de la matrice, tout ce qui est fluide, tout ce qui se fend, tout ce qui est dissous et dissolvant, tout le pus et la saleté qui en coulant se purifient, tout ce qui perd le sens de son origine, tout ce qui parcourt le grand circuit vers la mort et la dissolution. Le grand désir incestueux est de continuer à couler, ne faire qu’un avec le temps, et fondre ensemble la grande image de l’au-delà avec « ici et maintenant ». Désir infatué, désir de suicide, constipé par les mots et paralysé par la pensée. » - Henri Miller, Tropique du Cancer