Non, personne n'est à l'abri du tropisme. Toi non plus, oui, toi qui me lis, c'est bien de toi que je parle. Personne n'échappe au stéréotype, aux banalités, chacun est un peu un cliché, son propre cliché, ou des bouts de clichés combinés ensemble. Moi, par exemple, je suis un cliché très souvent - dans mes conversations, dans mon comportement, dans mes ambitions... Et Sarraute nous décortique tout cela à sa manière, avec des anonymes, qui sont tout le monde à la fois, qui correspondent à des choses qu'on a tous vécues, connues, entendues, des poncifs qu'on accepte en riant, parce qu'on sait qu'on y est condamné. Celui qui s'y oppose n'est qu'un autre cliché - celui qui s'oppose à celui qui s'y oppose aussi. C'est merveilleux ! Il me semble même que Sarraute se moque un peu d'elle-même. Ajoutons à cette subtilité parfaite une plume magnifique, imagée, qui obéit à un même principe sans lasser (vu le minuscule format de l'oeuvre, ce serait quand même dommage), qui surprend de prime abord quand on ne sait pas à quoi s'attendre et puis qui embarque - on se sent une connivence mystérieuse avec notre narrateur, "Allez, devinons qui sera le prochain type ! Sera-ce le vieillard qui attend la mort en se promenant dans des jardins publics, la vieille fille solitaire qui attend son thé, la jeune femme silencieuse qui coud et qui gêne les hommes qui discutent alentours, l'intellectuelle pimpante qui revendique son intellectualité, la jeune bourgeoise qui cherche en vain un tailleur en tweed qu'elle ne trouve nulle part... ?" Et c'est d'autant plus terrible et drôle à la fois quand on reconnaît dans ces figures nos héros de la littérature.
C'est réellement génial, le concept est parfait, et puis c'est tellement court, pourquoi se priver ? Attention, c'est difficile au début - mais quand on a compris la dynamique de la chose, c'est très plaisant, tout en étant extrêmement exigeant.