Ecrit en 1966, Ubik décrit un monde étonnamment proche du nôtre : des multinationales toutes puissantes, des états nations évanescents, un capitalisme ultralibéral... Il ne s'autorise que deux licences romanesques : le développement de talents psy et anti-psy, des télépathes et autres précog, et une technologie de maintien des défunts dans une demi-vie cryogénique limitée dans le temps, mais autorisant une communication.
De l’avis unanime de ses contemporains, Joe Chip est le double de Dick. Bras droit de M. Runciter, patron d’une firme spécialisée dans les talents anti-psi, ce professionnel reconnu s’avère inapte à vie moderne : il boit, dépense trop et vit dans un taudis.
Les meilleurs éléments de Runciter Associate s’envolent vers la Lune pour une mission périlleuse. Leur patron est assassiné. Joe doit faire face, or sa vie s’effiloche. Nous passons, sans avertissement, d’une branche temporelle à une autre. Dans l’une, il est célibataire ; dans une autre, il a épousé Pat, qui a mis de l’ordre dans sa vie. De fait, son cœur balance entre ses deux attirantes collègues, Pat et Wendy. A moins, que ce soit Pat qui manipule le temps. Le lecteur troublé ne peut s’appuyer sur un conteur objectif, mais seulement sur les dialogues et les raisonnements de personnages qui s’interrogent sur ce qu’ils vivent : « (Joe) essayait de se rappeler, mais cela devenait brumeux, le souvenir s’effaçait… Une piste temporelle différente, songea-t-il. Le passé… Ma femme est un être unique ; elle peut accomplir quelque chose que personne d’autre sur Terre n’est capable de faire… Pourquoi ne travaille-t-elle pas pour Runciter Associates ? Quelque chose n’est pas normal. » Tout bouge.
Dick joue des oppositions réel/artificiel, vérité/simulacre et, plus subtilement encore, des vérités alternatives. Qui et que croire ?
Placé en demi-vie, Runciter maintient un lien avec ses employés. Hélas, la réalité s’altère à un rythme croissant. Les objets reculent dans le temps. Impuissant mais étonnamment serein, Joe assiste à décomposition de son univers. Ce téléphone vieillit et s’effondre en poussière. Un autre revêt la forme des appareils de bakélite noire de nos grands-parents. Il trouve son seul point d‘appui dans feu son patron qui, de sa voix d’outre-tombe, prend un statut de démiurge rassurant, protecteur, voire omnipotent. À l’aide d’un salvateur « atomiseur Ubik », vanté par une vaste campagne de publicité, Runciter semble le seul capable de ralentir la fuite du temps, qui emporte ses malheureux salariés, et ce, jusqu’au dernier renversement final.
Fascinant roman.