Heureux qui a fait un long voyage
Dans une critique restée dans de nombreuses mémoires, Templar évoquait le roman de James Joyce comme une cathédrale dans laquelle on entrait à travers un brouillard épais, avant d’en discerner peu à peu les contours.
J’utiliserai pour ma part une autre métaphore. Celle du bateau et de la tempête. Traverser l’océan Ulysse, c’est être capable de se laisser aller dans les passages de gros temps pour pouvoir pleinement jouir des accalmies, sublimes. Vous savez ce que c’est: si vous commencez à lutter dans la houle, c’est le mal au cœur, et très vite vous êtes malade comme un chien.
Alors bien sûr, se laisser aller dans la tourmente nécessite un tout petit peu de bagage. Sans être un vieux loup de mer, il vaut mieux avoir affronté un ou deux gros coups de tabac (Pynchon ?) pour se lancer dans la traversée.
Et donc, être capable de franchir 100 pages sans être complètement sûr de comprendre le sujet. Sans savoir avec certitude quel personnage est au centre du récit. Ou pouvoir lire une phrase de 67 pages, sans un seul signe de ponctuation.
C’est à ce prix que vous gouterez pleinement les moments hallucinants.
Car oui, prétendre qu’Ulysse n’est pas difficile à lire est une escroquerie (je sais, je sais Senscrit', c'est pas ce que tu voulais dire)
Qu’est-ce qui pourrait donc valoir de tels efforts ?
Un tas de choses, bien sûr, aussi intenses et vertigineux que les abysses sont profonds.
Un humour, dévastateur, unique, inédit, qui pointe sa plume à chaque tournure de phrase. Déjà en 1920, personne n’échappe au viseur Joycien, hommes femmes, religieux, bigots catholiques ou juifs, tous peuvent être au centre d’une saillie jubilatoire ("Un chœur renvoie la menace en écho, affairé aux cornes de l'autel, latin morveux des curetons bougeant leurs masses enrobés d'aubes, tonsurés, huilés, châtrés, gras de la graisse des rognons du froment" ou "Les femmes jouent toutes les aristos avant qu'on les touche là où il faut") avec un sens de la formule sidérant: "Nous n'avons pas plus de chance qu'une boule de neige en enfer".
C’est une liberté d’écriture absolue. De l’utilisation multiple du point-virgule dans une même phrase, phrases qui souvent n’ont pas de terme, jusqu’au néologisme systématique et récurrent. D’abord décontenancés, vous deviendrez très rapidement adeptes de fulgurances comme des bouts d’anatomie nommés ventrecrapeaux, moletcoqs ou des couleurs appelées charbonoir ou jaunepus.
De ce point de vue, une mention particulière doit évidemment être portée à cette nouvelle traduction, fruit de la collaboration d’une équipe complète de traducteurs, correspondant aux 18 points de vue (et autant de styles) du roman.
Des images stupéfiantes, enfin. Sans revenir sur les multiples passages extrêmement sexués du livre, je ne peux pas passer sous silence un des morceaux de bravoure du récit. Pendant près de 300 pages, dans un style "pièce de théâtre", nous devenons spectateurs d’un épisode qui annonce tout ce que le siècle connaitra de génies visuels. Si des Gilliam, des Russell, des Kubrick ou que sais-je ? ont un jour mis en image des folies extravagantes, Joyce l’avait déjà couché sur papier. Sans cesse, les décors changent de forme au grès des dialogues, les personnages se transforment, disparaissent par exemple dans un bouche d’égout pour réapparaitre la réplique suivante sous forme animale, la liberté de ton est telle qu’on a l’impression d’être plongé dans un « fear and loathing in Las Vegas » littéraire, 80 ans avant.
Vous l’avez donc compris, mieux vaut être volontaire, courageux et désireux de trouver le dépaysement total avant d’embarquer, mais c’est à ce prix que vous vivrez des vertiges incomparables.