Un artiste du jeûne, phénomène de foire, passe du statut de coqueluche au statut de marginal, puis d'oublié, sans qu'il n'y puisse rien faire puisqu'il est sous le coup des arbitraires velléités de la mode. Le jeûne pour cet artiste dépasse la nourriture, puisqu'il a carrément fait de l'ascèse une philosophie dont il est fier. Tant fier que cette philosophie depuis toujours semble à elle seule le faire maigrir.


Mais, pour une autre raison, il n'était jamais satisfait ; peut-être n'était-ce pas le jeûne qui le faisait maigrir, au point où beaucoup de gens devaient à regret s'abstenir de venir aux représentations, parce qu'ils ne pouvaient plus supporter sa vue ; peut-être était-ce son insatisfaction envers lui-même qui le faisait ainsi maigrir.


De quel genre de faim est vraiment tiraillé cet artiste ? Parce que s’il pratique le jeune, ne semble-t-il pas aussi rongé d’un autre type de faim, du genre de celle, elle, qui se monte moins facilement en spectacle ?


Prenons nos précautions pour répondre à cette question, et commençons par un peu d’Histoire (avec un grand H, pleine d’erreurs donc forcément).


La révolution française, au-delà de changer le cosmos de l’Europe et plus encore, a aussi et tout autant entériné l’idée de contingence, l’idée que le cosmos pouvait changer, que le cosmos était voué à changer, puisqu’il le pouvait. Ni une ni deux l’art a pris la tangente, vers les mots en isme, porteur de sa mutabilité. Je les connais pas tous, mais il y a romantisme, réalisme, symbolisme, cubisme quelque part, surréalisme, décadentisme aussi je crois que ça existe… tout est plus ou moins affaire de modernité, mouvement toujours à contre-courant du précédent.


L’avant-garde littéraire est inspirée du terme militaire, en ce qu’elle reproduit les mouvements de percée d’une armée, en ce qu’elle reproduit l’idée de percée donc, mais surtout celle de mouvement. L’art de constater la mode déjà, prend en compte l’idée de mode et constate donc le mouvement. Il n’y a pas d’idée d’avant-garde sans idée d’arrière-garde, et sans celle d’un truc au milieu que nous appellerons peloton pour faire simple. L’avant-garde en termes militaires est vouée à monter au contact, et à s’y dissoudre vers l’arrière jusqu’à l’arrière-garde, tandis que le peloton prépare une nouvelle avant-garde.


L’avant-garde cela dit, à partir de la révolution et de plus en plus jusqu’au vingtième siècle, au lieu de constater le mouvement s’est progressivement donné la fonction d’anticiper le mouvement, persuadé que fut, et qu’est peut-être toujours, l’art d’avoir toujours un coup d’avance sur les autres sciences.


L’art d’après la révolution, qui succède à la période classique, témoigne d’une chose capitale : il n’y a pas, en la matière, de règles inaliénables. On relativise, des standards comme les unités de temps de lieu et d’action. Les grilles de lecture deviennent d’autant plus douteuses. Et avec cela germe la nécessité d’une théorie de la critique, elle-même toujours en mouvement, puisque plus que jamais soumise à l’air du temps et aux subjectivités. Dans un tel monde, l’idée de valeur à bon dos, la technique et l’administration s’installent.


Kafka je crois, a eu l’intuition de tout cela, peut-être même plus que l’intuition, et nous a ainsi proposé des textes d’une curiosité rare. Du moins dans cet ouvrage c’est le cas, ses histoires sont souvent aux frontières du réel, quoiqu’elles nous sont familières… c’est bien de notre monde qu’il parle ça ne fait aucun doute, on se reconnaît tout du long. La curiosité tient au fait que Kafka nous présente les choses de manière à ce qu’aucune grille de lecture ne tienne jamais la route, ballottés que nous sommes entre la métaphore précise et la catharsis. C’est dans les nouvelles de ce recueil comme si nous étions nous-mêmes investis à chaque page de petites idées d’avant-garde, de grilles de lecture qui voudraient se poser, qui nous montent au cerveau simplement pour, plus que jamais, mourir. Force est de constater avec Kafka qu’il nous faut tomber dans l’agaçante oxymore critique (la beauté du moche, l’insondable évidence, l’incroyable réalité; une satire tendre, une cohérence évanescente…), agaçante peut-être parce qu’elle nous apparaît comme une évidence, Kafka nous décrit une modernité à la fois triviale et insondable, avec une acuité que j’ai tendance à trouver inégalée.


La faim de l’artiste alors est celle d’un nouveau genre d’artiste, d’un artiste qui emploie de vieilles méthodes, celle du jeûne notamment, mais d’un artiste du futur quand même, car il sait au fond que dans sa modernité la pertinence d’une œuvre est plus que jamais périssable, il n’y a plus de pertinence qui puisse à moyen terme tenir au ventre, ce qui laisse l’artiste toujours affamé. Il n’est maintenant artiste de la faim que par la force des choses, c’est sa seule authenticité.


Le recueil se termine ainsi sur une nouvelle qu’il nous est naturellement difficile de sublimer, Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, puisque c’est justement la mort du sublime dans l’art qui est en jeu, ou du moins sa mutabilité, intrinsèquement liée à la mystification. L’art de la souris même la plus célèbre a désormais tous les airs d’un couinement banal, que l’on regarde seulement davantage.


Nous couinons tous, mais il ne vient évidemment à l’esprit de personne de faire passer cela pour un art, nous couinons sans y prêter attention et même sans le remarquer et il y en a beaucoup parmi nous qui ne savent même pas que le couinement est un de nos caractères distinctifs. Si donc il était vrai que Joséphine ne chante pas, mais qu’elle se contente de couiner et peut-être même – c’est du moins mon opinion – qu’elle ne dépasse guère les limites du couinement ordinaire et n’a peut-être même pas la force suffisante pour cela – alors que le premier campagnard venu le fait sans peine, la journée entière tout en travaillant –, si donc que tout cela était vrai, l’art qu’on attribue prétendument à Joséphine serait réduit à néant ; mais il serait alors plus nécessaire encore de résoudre l’énigme que constitue l’effet qu’elle exerce sur nous.


Le 29 mars 1922, Kafka adresse un billet à Max Brod pour lui demander s’il venait à mourir de détruire son œuvre, exception faite de Un artiste de la faim, et de cinq autres textes.


https://www.youtube.com/watch?v=ht5UdelNOIY

Vernon79
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le 21 sept. 2018

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