Un Barrage contre le Pacifique se passe il y a environ cent ans. Cent ans, cela est peu. C'est l'équivalent d'une longue vie humaine. Un siècle, c'est peu, mais le monde a eu le temps d'être bouleversé. De ne pas ressembler au notre.
L'histoire du livre se passe donc dans les années 1920, en Indochine. Colonie française. Terre de désolation pour ceux qui veulent être maîtres de leurs destins. En effet, les prises d'initiatives y sont compliquées. Les personnages nous montrent qu'exiger la liberté dans cette colonie est impossible et irraisonnable. Oh, ils peuvent se battre contre leurs vies, leurs quotidiens moroses, mais cela ne servira à rien. Cela servira qu'à les fatiguer et à les user, jusqu'à les anéantir. Même eux, famille unie, famille resserrée, famille solidaire, ce monde est plus fort qu'eux. Comment réagir alors ?
Deux solutions à cela : Première possibilité : s'acharner et périr. Ou deuxième chance : Fuir la déveine, fuir la détresse.
La mère dans Un Barrage contre le Pacifique a choisi la première solution. Elle s'obstine à vouloir construire un barrage pour que le Pacifique arrête d’inonder le terrain qu'elle cultive. Elle est comme Don Quichotte luttant contre des moulins à vents. C'est beau la hargne.
Les enfants, Suzanne et Joseph ont choisi la deuxième solution. Il font tout pour partir de cette malchance, de cette vie de rien. Ils aiment la musique et ce phonographe qui leur permet un peu de l'évasion qu'ils convoitent. Ils guettent impatiemment les voitures qui pourront les évincer de ce monde chaotique.
Il y a cet extrait, qui transpire la modernité.
M. Jo (un jeune riche détestable) approche Suzanne depuis quelque temps. Il veut voir Suzanne nue. Elle est nue derrière cette porte. Elle a en peu envie, mais après tout, pourquoi pas, elle hésite...
Ce passage balaye tout, comme une vague venant du Pacifique :
- Demain, vous aurez votre phonographe, dit M. Jo. Dès demain. Un magnifique VOIX DE SON MAÎTRE. Ma petite Suzanne chérie, ouvrez une
seconde et vous aurez votre phono. C'est ainsi qu'au moment où elle
allait ouvrir et se donner à voir au monde, le monde la prostitua. La
main sur le loquet de la porte elle arrêta son geste.
- Vous êtes une ordure, dit-elle faiblement. Joseph a raison, une ordure. Je vais lui cracher à la figure. Elle ouvrit et le crachat lui
resta dans la bouche. Ce n'était pas la peine. C'était la déveine, ce
M. Jo, la déveine comme les barrages, le cheval qui crevait, ce
n'était personne, seulement la déveine.
- Voilà, dit-elle, et je vous emmerde avec mon corps nu.
Extrait que j'adore. Que je choisis de mettre en lien, en écho, avec un autre, court, qui vient un peu plus loin dans le texte. Cette phrase prononcée par Joseph, donc le frère de Suzanne, qu'il dit à M. Jo :
C'est pas qu'on l'empêche de coucher avec qui elle veut, mais vous, si
vous voulez coucher avec elle, faut que vous l'épousiez. C'est notre
façon à nous de vous dire merde.
Cent ans plus tard, on appelle ça une punchline !