Paradoxale entrée en matière pour le profane que ce bien étrange titre annonciateur de drôles d’entourloupes.
A CHRISTMAS CAROL IN PROSE : being a ghost story of christmas.
Le conte de Noël (carol) appelle sensément une construction poétique en vers et couplets. Or voilà que s’affirme une prose dédaigneuse, irrespectueuse, chambouleuse d’ordre établi. Et Dickens d’affirmer, avant même la première page de son récit, son identité de perturbateur conscient et raisonné.
La structure en couplets – en prose – sera pour autant respectée et assumée de bout en bout. Une forme de conformisme impliquant une pénible linéarité, une tragique absence de surprise. A priori. Que tu crois ! Un tel jugement des plus hâtifs ne saurait conduire qu’à une regrettable dépréciation de l’œuvre. Anticiper ainsi reviendrait surtout à mésestimer la fourberie de Dickens, habile maître à penser qui saura se jouer du temps, le tourner, retourner, bouleverser, distordre, le livrer aux esprits malins le temps d’une nuit fantomatique.
Retour d’un vieux copain.
« Péché »
Car oui, de fantômes il est bien question. Fantômes de gens bien morts et enterrés, on insistera sévèrement sur ce point afin d’assoir au plus vite le postulat fantastique du récit. Le pauvre Marley est mort depuis fort longtemps, tristement, emporté par la même avarice qui ronge actuellement son associé survivant, le vieil épouvantail Scrooge. D’une vie de vices, de tristesse et d’économies, il n’a retiré que le discutable privilège d’errer provisoirement, âme en peine, sur les lieux de ses exactions passées, condamné à faire le bien qu’il n’a pas pris le temps de faire de son vivant. Première leçon divine. Simple rappel biblique.
Il sera donc le messager de Noël, le marteau parlant, déclencheur ou catalyseur de la folle nuit de ce vieux grippe-sou de Scrooge.
Son rédempteur peut-être.
Le récit prend racine dans le mal et le péché. Scrooge, infâme radin sans cœur, n’appelle que le mépris. Il exploite et maltraite son malheureux commis, brave homme au cœur d’or et à l’amour facile. Le manichéisme règne en maître. Dickens n’hésite jamais à forcer le tableau pour que s’affirme le contraste évident entre le Bien et le Mal. Les descriptions, très justes, s’appuient sur une minutie du détail apte à donner vie aux sombres ruelles londoniennes. L’immersion est intense.
Pourtant, alors que tout semble simple et bien dissocié, la douce perversion créative s’infiltre entre les lignes. Ce sont quelques envolées lyriques qui viennent bouleverser l’image d’un Scrooge renfrogné, quelques malins traits d’humour noir, cette profonde tristesse face au temps qui passe.
Le temps perdu…qu’on ne rattrape plus ?
« Regret »
Du premier esprit naîtra le regret par une redécouverte, celle de l’émotion. Il faudra pour cela retrouver son creuset originel, l’enfance insouciante mais aussi fragile. La tendre évocation de cet âge béni, teintée de tristesse et de mélancolie, se veut un plaidoyer de l’auteur pour le respect des plus jeunes. Dickens, fermement opposé au travail des enfants dont il fut lui-même témoin, s’évertue à préserver l’innocence de ces-derniers, rappelant à loisir ici leur fragilité et faisant de l’abominable Scrooge – alors beaucoup moins antipathique – le fruit d’un abandon précoce et d’une jeunesse trop vite oubliée.
Un peu de compassion naît ainsi envers le vieil acariâtre, troublant les repères de lecture établis. De manichéisme, il n’est plus question. Scrooge s’étoffe par son passé.
Miroir, mon beau miroir.
« Repentir »
Perturbé, désarçonné dans ses convictions, l’oncle Scrooge semble apte à évoluer positivement. Mais, des pensées aux actes, s’étend un gouffre difficilement franchissable dont seul l’intéressé peut venir à bout par un effort de volonté propre à lui seul. Pour cette raison, le second esprit ne viendra pas directement à Scrooge et les quelques pas du vieil homme vers son tortionnaire – acte volontaire et conscient – seront ses premiers vers la rédemption.
Le repentir est libérateur mais aussi et surtout douloureux. La prise de conscience pleine et entière prend des airs de réprimande sauvage. Rabaissé, flagellé, Scrooge fait pourtant l’expérience salvatrice de l’empathie. En l’introduisant au cœur de l’existence bienfaisante de son commis, l’esprit ouvre au patron sans cœur les portes de la compassion et du partage.
Poursuivi par les deux allégories enfantines que sont Ignorance et Misère, notre héros heurte de plein fouet la réalité du monde qu’il contribue à faire perdurer. CONDAMNATION, verdict inéluctable inscrit à même le front du premier enfant. Le verdict est sans appel et dépasse aisément le cadre étriqué du conte qui le porte. Les petites gens vivent exploitées par une riche élite qui met leurs enfants au travail trop jeunes, les prive d’éducation, les condamne avec leur descendance à la misère et à l’oubli.
Hé mon neveu !
« Rédemption »
Fourbu et achevé, Scrooge assistera, presque sans intervention extérieure à l’ultime distorsion temporelle vers son salut. Les heures sombres, la mort, le brouillard. Terrifié devant sa propre fin, inéluctable, le voilà qui implore pitoyablement, égoïstement. Et le doute de renaître. Le repentir de l’homme est-il sincère ? N’est-il que le simple effet passager d’une frayeur égocentrée ?
Le conte s’achève en un allegro oppressant de joie, dominé par l’horrible impression d’assister à la performance d’un tragique funambule du destin au sort des plus incertains. Le revirement paraît soudain si brutal. Le doute semé tout au long du poème en prose de Dickens prend enfin tout son sens, toute son intensité dramatique. Scrooge le malsain est à présent le rescapé attendrissant. Les cœurs tremblent pour lui. Qu’adviendra-t-il de lui ? Pourvu qu’il fasse les bons choix ! Pour son âme et pour la nôtre ! Il court, il rit, il vit. Qu’adviendra-t-il du vieux Scrooge ?
C’est Noël…
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