Qu'est-ce qui nous fascine tant dans la musique et quel est son rapport au langage ? La défiance du logos envers la poiesis a-t-elle lieue d'être ? Jusqu’au XXe siècle, le classicisme, le romantisme et le symbolisme ont perçu la musique comme un art aux caractéristiques indicibles. L'analyse musicale s'est réellement développée à partir des travaux de Hugo Riemann, puis avec la Seconde Ecole de Vienne, représentée notamment par Schonberg. Les compositeurs-analystes ne sont pas en reste par ailleurs car la discipline se verras nourrie par des noms de l'école de Darmstadt, les compositeurs Ligeti ou Stockhausen, par exemple. En France, il y a une nette séparation entre conservatoires de musique et départements universitaires de musicologie, où la pratique technique n'est bien évidemment pas aussi poussée qu'au conservatoire.


Philippe Nemo est un éminent philosophe et historien des idées, grand connaisseur des théories libérales et de la pensée de Friedrich Hayek, les principaux thèmes de son œuvre reposent sur la liberté et ses nombreuses conséquences sur la société civile. En écrivant un livre sur la musique et son langage, le professeur Nemo sort de son domaine de reconnaissance pour fournir une réflexion poussée d'ordre musicologique. A remarquer qu'il s'agit là d'une attitude tout à fait philosophique que de réfléchir et théoriser des domaines dont on ne parlait quasiment jamais avant. Les Anciens étaient de véritables polymathes dans leur approche philosophique de tous les champs de l'être, et bon nombre de grands noms ont écrit sur la musique comme Saint Augustin. Jean-Jacques Rousseau et Nietzsche ont même été des compositeurs (souvent par orgueil, pensant révolutionner le domaine).


A l'instar de l'ouvrage de Lucien Rebatet Une histoire de la musique, ce livre de Philippe Nemo recouvre surtout une approche partiellement subjective du sujet. En effet, la première partie de l'ouvrage, sur près de 260 pages - c'est-à-dire la moitié du livre - est consacrée au parcours personnel de l'auteur et à son éducation musicale de l'enfance à l'âge adulte. Ce n'est pas du tout dénué d'intérêt, bien au contraire. Je suis pour ma part assez friand de ces éléments de vie intime de la part d'auteurs que j'apprécie, et le titre du livre est assez révélateur du contenu. La deuxième partie du livre se hâte à l'exercice philosophique de l'interrogation sur la musique. Mais là encore, l'étude se heurte à des points de subjectivité qui ne peuvent être ignorés. La différence avec la première partie c'est que ses considérations personnelles et leur démonstration semblent drapées d'une sorte d'évidence de fait et de lieux communs qui peuvent déplaire aux mélomanes les plus avertis. C'est en cela que l'ouvrage constitue surtout une introduction suffisante et intéressante pour les non-initiés qui voudraient mettre un pied dans la philosophie de la musique, mais il n'est pas forcément à mettre dans les mains de fins musicologues.


Selon l'auteur, cette méthodologie permet véritablement d'analyser la musique sur ce qu'elle peut produire dans le for intérieur de quelqu'un, et on fait alors l'économie de tout formalisme inutile. La musique aurait un impact sur la vie qui passerait au filtre de la pensée rationnelle. C'est cette altération que prétend rendre compte Philippe Nemo. Il affirme que la musique est pourvue d'une forme qui a un contenu distinct de sa forme (il rejette la thèse wagnero-hanslickienne et de Carl Dalhaus de la musique absolue). Ce contenu communique avec nos pensées et nos sentiments, ce sont des contenus qui démontrent ce que le langage doit taire. Une analyse plutôt wittgensteinienne donc. Le paradoxe étant que l'existence même du livre contredit plus ou moins cet argument. Puisqu'on tente de verbaliser ce que la musique est censée nous démontrer sans parole. Alors donc, sur quoi peut-on se fonder pour affirmer qu'elle dialogue, raisonne, argumente, qu'elle possède un logos propre ? Il est vrai qu'il a déjà existé des tentatives de faire tenir à la musique un discours via notamment le solrésol de François Sudre, mais on en est resté à l'utopie et à la théorie à ce niveau.
Nemo ne développe pas tellement ce point. Bien que pour lui, la musique est identifiable et fait partie de notre rationalité, il borne sa thèse au constat d'évidence et aux lieux communs sans vraiment d'analyse et d'étude du logos langagier de la musique par rapport à nos critères (thèse, argumentation, objection).


On peut retenir de ce livre que la musique complète notre appréhension et notre réflexion sur le monde, des questionnements métaphysiques et de nos passions, mais certainement pas le fait musical comme outil du langage. En tout cas, le pari argumentatif et méthodologique n'est pas vraiment tenu dans l'ouvrage. Ce qui est dommage en vue de mon admiration personnelle pour l'auteur et dont j'ai pris plaisir à la lecture de cet ouvrage, j'aurais adoré qu'il renverse à lui seul un paradigme musicologique. Mais je pense que ce livre très intéressant est beaucoup trop personnel pour tenir son pari.


A conseiller pour les non-initiés aux questionnements musicaux et pour les admirateurs de Philippe Nemo - ce qui est mon cas - mais il ne faudrait pas y trouver là une rigueur musicologique très poussée, malgré son nombre de pages assez conséquent.

verbomanie
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le 17 févr. 2021

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