Au Bois-banni, Sophie vit heureuse avec Grieg, son vieil amoureux, et son ânesse Litanie. Coupés du monde : les seuls humains qu'on voit passer sont des randonneurs, qui parfois se sont perdus. Un jour, le couple recueille un chien qui semble avoir été battu, le prénomme Yes. Celui-ci va non seulement être invité à la table du couple, mais aussi dans son lit (berk).
C'est tout pour l'histoire. Sophie, qui est écrivaine, nous contera bien un déplacement à Lyon, à la Villa Gillet probablement, pour parler de son dernier roman ; la mort de son ânesse ; des virées à l'écart dans la "clairière du parcours de santé", où un jour un groupe de huit randonneurs vient s'asseoir, dont une femme mystérieuse. Et quelques autres événements minuscules. Mais le plus souvent, la narratrice évoque simplement son rapport à la nature, à son chien et à son homme - un octogénaire branlant, très largement misanthrope, qui passe ses nuits à lire. Ce que résume cette jolie formule pleine de paradoxes, page 166 :
C'était la belle vie dans ce qu'elle a de plus précaire, de plus hasardeux et de plus décidé.
Un roman qui nous parle d'un vieux couple fidèle et qui continue de s'aimer, voilà qui tranche agréablement sur la production littéraire la plus fréquente. A mettre à son crédit.
L'ensemble est, par ailleurs, indéniablement écrit. Quelques exemples.
Page 32, cette allitération qui fait sens :
La prairie était entièrement blanche, vaste et si parfaitement ronde qu'on aurait dit une écuelle pleine de lait. Ça venait de la lune, elle se levait, elle se lavait dans le lait de l'assiette, elle irradiait.
Comme son mari, Sophie n'est pas portée sur le genre humain mais, en bon écrivaine, elle aime observer. Par exemple, les infirmières, page 44 :
Celle-ci qui me confie : Heureusement que j'avais mon permis. (...) Puis elle ajoute : mon mari est mort il y a un an. Sa voix de caverne. Ses cheveux de ronces noires. Ses yeux de mûres écrabouillés qui brillent de larmes. Son allure de petit sanglier en blouse mauve qui a déboulé dans ma chambre pour la laver.
Dans sa description de la nature, Claudie Hunzinger se fait souvent lyrique. Ainsi page 79 :
Puis, tout en continuant de ficeler mes journaux, j'ai pensé aux prairies où tout était permis, et au milieu d'elles, j'ai revu le merisier piqueté de petits yeux noirs [joli], c'était fin juillet. Jamais ses merises n'avaient été aussi sucrées. Jamais les grillons n'avaient autant crié. Et les étoiles vous avez vu comme elles brillaient. La chevelure d'Yvonne était semblable à la queue d'une comète.
Très inspirée aussi cette description inquiétante du solstice d'été, contenant de nouveau quelques belles allitérations, page 119 :
Autant le solstice d'hiver est intrépide au coeur du noir, autant celui d'été paraît funèbre en pleine lumière. On perçoit que, dans ce jour le plus long de l'année, éclatant, quelque chose rampe lentement, s'approche. S'immisce en silence dans les prairies en fleur. Va se redresser, frappe à la porte. J'en ressens chaque fois une sorte d'effroi, de froid en plein été, malgré les torrents de splendeur qui coulent du ciel bleu. Cette puissante tranquillité solaire semble contenir une sentence qui murmure que rien ne nous appartient. Ni la chambre au soleil, ni la théière sur la table. Ni la soie de notre peau. Rien. Et que l'ombre va gagner. Le drame survenir.
Je comprends parfaitement cela. Je ressens aussi, le jour du solstice d'été, une vague tristesse : certes, l'été s'ouvre devant nous, mais le déclin est amorcé. C'est ici bien formulé. Encore un jeu de mots bien senti, en entame du chapitre 28, page 137 :
L'idée du livre à écrire continuait à se préciser sous mes yeux pour aussitôt s'échapper comme un lièvre.
Bien de n'avoir pas mis de virgule ici. Page 194, l'autrice décrit la pénombre qui les enveloppe, tous trois dans le lit :
C'est de toute splendeur, une pénombre. Si on ouvre bien les yeux, [je n'aurais pas mis de virgule ici en revanche] on perçoit une vibration, quelque chose comme un floconnement de molécules d'une infinité de gris très doux. Je suis restée longtemps à sentir palpiter notre existence comme si nous étions à l'abri d'une tourterelle des bois, cachés dans son plumage.
Tout cela est estimable, pourtant j'ai tourné à grand peine les dernières pages du roman. Cette prose mêlant panthéisme, antispécisme, misanthropie et féminisme - anti-hommes (sauf Grieg) et anti-chasse comme il se doit - tourne un peu en rond, comme le titre sur la couverture. Le livre vire au radotage qui plus est par moments poseur quant à l'écriture : Claudie Hunzinger se regarde un peu écrire. Elle a du style, mais elle le sait un peu trop. Peut-être une centaine de pages de moins eussent éviter la lassitude du lecteur que je fus.
6,5