Dans une gare, disait Celui-dont-on-ne-peut-pas-salir-le-nom, il y a les gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien. Dans le vieux coucou qui relie Paris à L’Isle-Adam, lointain ancêtre des trains de banlieue, il y a « Oscar, qui crevait dans sa peau de n’être rien et de n’avoir rien à dire, […] et il cherchait à se métamorphoser en quelque chose » (p. 787). Ce n’est pas grand-chose et c’est déjà beaucoup.
Notre Oscar, soucieux de briller comme on peut l’être à l’adolescence, s’invente une identité, ce qui le mène à diffamer un comte voyageant incognito. Il n’est pas le seul voyageur à élucubrer : dans le coupé, le jeune rapin Mistigris fanfaronne, Joseph Bridau débutant se prend pour le grand peintre qu’il deviendra, Georges Marest joue au soldat revenu de tout ; quant au père Léger, il prend soin de jouer au naïf. Bien sûr, le mensonge retombera sur le nez des quatre jeunes personnages. Quelques années plus tard, placé dans une étude de notaire, une autre bourde vaudra à Oscar d’être renvoyé. Ce n’est que dans la vie militaire qu’il finira par s’épanouir.
Au lecteur qui, sur la foi de ce résumé, se demande si ce bref roman ne contiendrait pas une bonne dose de moraline, il convient de répondre tout de suite : oui. Mais il contient aussi d’autres choses, de même qu’« Un début dans la vie est peut-être l’un des textes dans lesquels apparaît le mieux, en Balzac, le fournisseur professionnel de copie. Ce qui, bien entendu, n’empêche pas autre chose » (notes, p. 1447).


Première remarque : Oscar est défini comme un « enfant de dix-neuf ans » (p. 767) et je ne crois pas qu’on doive y lire un oxymore. C’est l’occasion de souligner que les âges au XIXe siècle ne sont pas ceux du XXIe, et qu’ils sont différents selon qu’on parle d’un homme ou d’une femme. L’occasion aussi de relever le caractère éminemment social des catégories (préadolescents, adulescents…) que notre modernité a établies, de s’interroger sur leur portée, de se demander comment situer la notion d’âge adulte – critères d’autonomie ? physiologiques ? de plénitude ? Dans tous les cas, Oscar n’est pas fini – dans tous les sens du terme.


Deuxième remarque : la mère d’Oscar, Mme Clapart, complète la vaste galerie balzacienne des mauvaises mères. A priori, elle n’est qu’une cible de plus de la misogynie balzacienne (« la mère se livra, comme toutes les femmes, à des lamentations verbeuses », p. 832), doublée d’une éducatrice inconséquente : « après l’avoir attiré [Oscar] doucement à elle, madame Clapart finit par l’embrasser pour le consoler d’avoir été grondé » (p. 833).
L’ancienne « brillante Aspasie du Directoire » n’est certes pas malveillante, ce serait presque le contraire, mais elle étouffe son unique sous un amour qui n’est plus de son âge : « Pour unique défaut, on ne pouvait reprocher à cette pauvre femme que l’exagération de sa tendresse pour cet enfant » (p. 761). Dans le système balzacien, ça donne ceci : « Cette mère était en quelque sorte complétée par son fils ; de même que, sans la mère, le fils n’eût pas été si bien compris » (p. 757).
Et c’est peut-être ce qui contribue à la modernité de la Comédie humaine : remplacez Oscar par un collégien de cinquième honteux de sa mère, le coucou par la grille du collège, Georges et son ami par deux collégiens de troisième – et Mme Husson par une de ces mères à qui vous dites « Maman, laisse-moi là, je finirai à pieds » mais qui ne peut pas s’empêcher de vous glisser une mini-gourde de compote dans la poche en vous recommandant de ne pas prendre froid. Vous aurez là une de ces scènes qui se renouvellent mille fois par jour à l’entrée des collèges… Aujourd’hui, on parlerait aussi probablement de famille recomposée.
Et finalement Balzac ne croyait pas si bien dire en écrivant que « tous ceux qui se rappellent leur adolescence ne s’étonneront pas d’apprendre qu’après une journée si remplie d’émotions et d’événements, Oscar ait dormi du sommeil des justes » (p. 831).


Troisième remarque : ce titre, Un début dans la vie. Des trois parties de longueurs décroissantes qui le composent (le premier voyage en coucou et ses conséquences ; la carrière cléricale d’Oscar ; une conversation lors du second voyage), les deux premières marquent des débuts avortés, et seule la dernière évoque un véritable lancement d’Oscar, mais sous forme de récit enchâssé, au point qu’on se demande qui débute dans la vie.
Il ne serait même pas entièrement infondé d’envisager une lecture ironique du titre, quand on songe qu’à la fin du récit la plupart des personnages sont installés, que Georges est définitivement perdu pour la réussite sociale telle que Balzac l’entend, et que Mme Clapart est devenue bigote. L’introduction en « Pléiade » souligne, du reste, qu’« Oscar, âme médiocre et sans avenir romanesque possible, prend sa place, malgré d’abord quelques sottises, dans un monde qui lui ressemble » (p. 731).


Quatrième et dernière remarque : les « quelques sottises » d’Oscar, en réalité deux impairs, ont pour point commun la présence du personnage de Georges. Que ce soit comme personnages romanesques ou comme individus sociaux, ni Oscar ni Georges n’ont l’envergure d’un Rastignac – ou d’un Rubempré – et d’un Vautrin, mais ils rejouent, à leur manière, la comédie amère du naïf qui subit l’influence d’un plus roué que lui.
Tout cela, me semble-t-il, invite à relativiser la portée morale ou moralisante du récit – à laquelle se limite « Le Coucou », de sa sœur Laure de Surville, dont Balzac s’est inspiré – mais aussi son caractère initiatique : les personnages d’Un début dans la vie, incorrigibles, n’apprennent rien. Un médiocre peut être récompensé (l’intendant malhonnête), tous vont où leur ambition les mène. Mais si Oscar s’est épanoui comme militaire, ce n’est pas parce que l’armée lui aurait inculqué quoi que ce soit, mais parce qu’elle a limité la portée – donc les dégâts – de sa médiocrité.

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le 16 févr. 2020

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