Formidable roman noir, Lehane revisitant - non sans l'actualiser - un genre dont les lettres de noblesses étaient, du moins à mes yeux, plutôt contemporaines des années 50 ou 60. Là, ça se passe dans les années 90, mais tous les marqueurs sont présents : détectives, flics, gangs et politiciens pourris. Et la rue bien sur, celle des quartiers de Boston, cette ville de la côte est des Etats-Unis dont Lehane semble tirer une bonne part de son inspiration, puisqu'elle est par exemple largement évoquée dans "un pays à l'aube", un autre très bon titre de cet auteur. Il faut dire qu'il en est natif.
Si ça part assez lentement, à travers une affaire qui parait au prime abord assez banale, ça s'emballe fortement dans le dernier tiers, quand les tenants et aboutissants de l'intrigue se dévoilent au lecteur et que ça vire au bain de sang. Cela étant, l'écriture, percutante et très imagée, permet au lecteur de s'imprégner peu à peu du décor. Les nombreuses descriptions qui parsèment le bouquin, que ce soit de personnages ou d'endroits (de Boston, donc), vus avec l'oeil du narrateur (le détective) sont particulièrement bien torchées et contribuent à créer une vraie atmosphère.
Atmosphère à vrai dire complétement crépusculaire, aussi bien dans les ghettos noirs de la ville que les bars des hôtels chics que fréquente le gratin. Une peinture saisissante des Etats-Unis contemporains, ravagés par les inégalités sociales et raciales, la cupidité et le goût du pouvoir. Et, détail amusant, ce bien que ce bouquin été écrit en 1994, Lehane y fait allusion à Trump : "si Donald Trump gerbait, ce serait sans doute Copley Place qui giclerait dans la cuvette". Le Copley Place en question étant un luxueux centre de shopping tout en dorures et en faux marbres. Cela donnant d'ailleurs une assez bonne idée de la tonalité générale du livre...
Et pour finir, la fin du bouquin, qui vient après le bain de sang déjà évoqué un peu plus haut, est particulièrement réussie, très poignante. Lehane y entremêle les thèmes de la culpabilité et de la rédemption, de la justice, du déterminisme social, de l'amour et de la haine avec une lucidité qui m'a laissé pantois. Du coup, je termine en en citant un passage : "Ils appellent ça une démocratie et nous hochons la tête, tellement contents de nous-mêmes. Nous blâmons les Socia, nous nous moquons parfois des Paulson, mais nous votons toujours pour les Mulkern. Et en certains instants de quasi-lucidité, nous nous demandons pourquoi les Mulkern de ce monde ne nous respectent pas. Ils ne nous respectent pas car nous sommes leurs enfants maltraités. Ils nous baisent matin, midi et soir, et, tant qu'ils nous bordent en nous embrassant, tant qu'ils nous chuchotent à l'oreille "papa t'aime, papa va s'occuper de toi", nous fermons les yeux et nous nous endormons, troquant nos corps, nos âmes contre les vernis rassurants de la civilisation et de la sécurité, fausses idoles de notre rêve humide du vingtième siècle".