Un enlèvement, tailler le bloc du texte

S’il n’y a pas d’enlèvement, qu’y a-t-il dans ce roman, qui nous fait tenir jusqu’à sa dernière page ? Ou, plus précisément, dans ce roman qu’est-ce qui nous tient ?


On est d’abord frappé par l’acuité du regard porté sur la famille bourgeoise. Le portrait qu’on nous en dresse est troublant car hyperréaliste. Ça fourmille non seulement de détails (les smartwatches, les séries, le tiramisu sans gluten, la tablette…) mais aussi d’une vision d’ensemble très précise quant aux préoccupations de ces gens (mettre la grande au piano, choisir le lieu de sa retraite, ne pas crier). On est comme devant ces peintures à l’huile qui ressemblent à des photos, fasciné par l’effet de réel.


Allons plus loin. Une famille aussi parfaitement bourgeoise n’existe probablement pas, qui rassemblerait à elle seule toutes les caractéristiques de sa classe. Il y a toujours quelques traits qui échappent au programme sociologique. Sauf pour Emmanuel, notre héros, qui lui coche toutes les cases. Car Emmanuel n’est pas réel mais plus que réel. Il est hyperréel.


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Si l’intrigue est absente, reste le texte, la matière même du bouquin. Et la matière d’Un enlèvement est particulièrement belle et ouvragée. Elle est le fruit d’un travail de sculpture, de nuances, de plus ou moins.


Dans le bloc du texte se mélangent toutes sortes de registres, de la rêverie à la pensée en passant par le discours le sms la description d’une chose ou d’une action. On circule sans cesse de l’un à l’autre à l’autre sans même s’en apercevoir.


Par exemple dans ce premier paragraphe : « Le troisième jour le vent est tombé et nous avons pu disposer le petit déjeuner sur la terrasse. Justine et Louis se sont disputé la place face à la mer. Brune leur a rappelé la règle d’alternance d’un repas à l’autre, et intimé d’arrêter leur chahut. La famille voisine ne méritait pas qu’on lui casse les oreilles dès 9 heures du matin ». Vous avez vu cette dernière phrase ? C’est du discours indirect libre. Elle n’est pas introduite par une subordonnée et pourtant on comprend parfaitement qu’il s’agit d’un discours rapporté. Elle se coule à la suite de l’autre en adoptant un rythme similaire et en gardant l’imparfait.


Le paragraphe se termine : « La famille voisine ne méritait pas qu’on lui casse les oreilles dès 9 heures du matin. Eux étaient cinq, nous étions quatre, était-il normal qu’on n’entende que nous dans toute la résidence ? La question n’appelait pas de réponse et les enfants se sont tus ». Voilà comment en six phrases de longueurs équivalentes nous sommes passés de la description au discours pour revenir au récit. Mais « la question n’appelait pas de réponse », sur ce début de phrase peut-on dire avec certitude s’il s’agit des paroles de Brune ou du récit du narrateur ?


Tout le livre tisse ces passages, ces grands sauts qu’on ne remarque même plus parce que c’est bien fait. On retient quelques actes de bravoure particulièrement marquants : le passage de la réalité au rêve à la réalité, celui du monologue intérieur se transformant en interpellation à l’attention des maîtres nageurs sauveteurs de la ville de Royan et bien sûr, à la fin, le glissement magnifique d’un échange sms dans l’intimité d’une chambre à une envolée sauvage salutaire.


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Maintenant prenez la phrase de tout à l’heure, « La famille voisine ne méritait pas qu’on lui casse les oreilles dès 9 heures du matin » et déplacez-là quelques lignes en dessous, voire trois pages plus loin. Arriverez-vous encore à y lire les paroles de Brune ? Dans Un enlèvement, oui. L’auteur joue de ces sauts de puce. Une pensée va nous rattraper au milieu d’une phrase, on va se souvenir de ce qu’on avait oublié deux pages avant. Ce sont autant d’éclats du bloc de texte qui se sont éparpillés.


Si bien que tout est toujours ouvert. Tout se superpose par persistance rétinienne et n’attend qu’à être réactivé quelques paragraphes plus loin. Là encore, le travail d’ajustement est remarquable : un éclat disposé trop proche couperait le développement en cours, trop loin on serait perdu. Par exemple p.113 cette phrase m’a perdu : « La fille du train ouvert en pare-soleil sur le visage de Brune masquait son humeur ». Puis trente secondes plus tard ça m’est revenu : La fille du train est un livre, posé sur le visage de Brune la maman, masquait son humeur que, dans le contexte, on imagine maussade.


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C’est donc un texte qui se tient parfois à la limite de l’intelligible, rempli d’interférences, de parasitages. C’est souvent un agencement de micro-signes, de presque riens qui agissent sur notre cerveau et se fraient un chemin inconscient. On remarque que le narrateur s’appelle Emmanuel et son futur associé Edouard, comme un certain président de la République française et son premier ministre. On croisera ensuite les Derugie, un Denormandie, un Kohler, un Darmanain. Pourquoi ? Certainement parce que. Ce rapprochement entre notre petite famille bourgeoise (ou notre famille petite-bourgeoise ?) et les gens qui nous gouvernent tisse un lien dont la nature n’a pas à être élucidée.


Les noms propres sont particulièrement propices à cette circulation du sens. Comme ce François de majordome homonyme de l’auteur, cette Louisa tout droit débarquée d’un précédent roman, Justine qui est aussi le nom d’un groupe de punk-rock, Louis peut-être comme l’enfant-roi ? On n’est pas obligé de tout capter, de tout voir, car ce n’est pas un jeu de piste mais un tableau libre d’interprétation.


On peut avoir vu les séries mentionnées ou pas. Savoir qui est le lieutenant-colonel Beltrame ou pas. Connaître le vocabulaire des entraînements fitness ou pas. On peut vivre dans le trouble, dans l’incertain. On est ici dans une œuvre d’art, domaine du sensible et de l’intuition, et si un certain nombre de signes nous sont apparus, combien sont restés cachés, muets à notre lecture ?


Le texte ne se gêne pas pour se laisser aller à sa poésie. Ici, les enfants sont des chenilles, les goélands des pensées et les sangliers royaux. Les dernières pages du livre font honneur à ça, à ces signes qui ne sont pas des cygnes, à ces associations d’idées obscures ou lumineuses, ou les deux à la fois. La fin est une explosion et la dernière phrase un cri de ralliement.


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Ce qui nous captive enfin, qui constitue la vraie trame du récit, c’est la lente transformation de la psyché du narrateur, car ne l’a-t-on pas dit mais le roman est à la première personne.


Cette histoire de presque rien, cet infraordinaire nous rend particulièrement sensible aux mouvements de l’âme. Elle ouvre sur une intériorité. Ce n’est plus la description d’un récit ni celle d’un personnage, c’est la description d’un cerveau, oui, rien que ça. De souvenir de piètre lecteur, on n’a jamais été aussi intime avec une subjectivité.


Ce mélange des genres et des registres, ce tourbillon d’idées et de mots, n’est-ce pas exactement ce qui se passe dans notre tête en permanence ? Est-ce que ça tient à notre condition moderne, sans cesse bombardés d’informations, pris dans un élan multitâche qui nous fait rechercher la plus grande excitation à chaque instant ? Ou avons-nous toujours été ainsi constitués, la technologie nous donnant toujours plus les moyens d’assouvir notre soif de stimuli ?


Ou encore, s’agit-il d’une maladie spécifique ? Car c’est bien d’un cerveau malade dont il est question ici, mais malade de quoi ? Si Emmanuel délire, est-ce à cause du néo-libéralisme qui lui fait injonction de réussir dans la vie ? Qui lui rend insupportable l’idée que son fils ne lise pas, et encore plus insupportable qu’il sache lire sans lui dire ? Est-il malade du machisme ordinaire ou du racisme ambiant qui lui font considérer sa femme comme un bien précieux à regagner et deux Noirs qui passent là comme ses séquestrateurs potentiels ?


Peut-être. Mais si le cerveau-Emmanuel est malade, c’est d’abord d’un sentiment de toute puissance. Il croit pouvoir tout contrôler (la météo, son nombre de pas, une relation adultérine) mais il découvre, et nous en même temps, que tout lui échappe. Sa fille connaît son secret, sa femme aussi, et son fils ne lit toujours pas.


Qu’Emmanuel soit un bourgeois c’est vite dit. L’est-il vraiment ou aspire-t-il à le devenir en lisant Challenge ? La bourgeoisie n’est-elle pas une fuite en avant jamais atteinte ? Les Derugie ne sont-ils pas les bourgeois des Legendre, eux-mêmes bourgeois de la famille au paquet de chips ? Où commence et où s’arrête la bourgeoisie ?


Comme pour le reste, la question n’a pas à être vite répondue, d’autant que bourgeois ou pas, Emmanuel nous ressemble. Ne cherchera-t-on pas un endroit paisible où passer sa retraite ? N’a-t-on pas pratiqué d’un instrument depuis le plus jeune âge ? Bon vous me direz le saxophone c’est pas exactement comme le piano, mais quand même. N’a-t-on jamais envisagé l’excitation d’une relation extra-conjugale ? Ne préfère-t-on pas un calme plutôt qu’une tempête ? N’a-t-on jamais cru et ne croit-on encore au mythe de l’unité du couple (« viens dans mes bras ma chérie, viens dans mes bras et nous serons plus qu’un ») ? N’a-t-on jamais été traversé par les mêmes affects qu’Emmanuel ?


C’est là la force d’un texte qui, en usant de la première personne, prend en charge les passions troubles de ce cerveau malade. Comme Nabokov prenait en charge les délires de son Humbert Humbert dans Lolita, nous accompagnant dans les méandres du cerveau pédophile. Lui aussi perdait pied avec la réalité, lui aussi souffrait du même sentiment de toute puissance et jusqu’à sa chute finale il n’aura rien vu venir. Bégaudeau embrasse le bourgeois comme il le promettait dans son Histoire de ta bêtise. Cette embrassade est une absolution, un amour total et inconditionnel.


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Encore plus troublant et stimulant, dans Un enlèvement on est le spectateur embarqué d’un drôle de processus créatif. C’est comme si les mots devançaient Emmanuel, comme s’ils étaient déjà là, avec leur propre autonomie et qu’ils surgissaient quand bon leur semble. Il y a comme un renversement : ce n’est pas Emmanuel qui a des pensées, qui dit des mots, mais ce sont les mots qui font Emmanuel. On est sans cesse surpris par les mots.


De la même façon, c’est comme si la forme engendrait l’action. Puisque la matière du texte est un enchevêtrement de réflexions et d’idées, pouvait-on échapper au passage de rêve éveillé ? Est-ce que le majordome et la muette rieuse, figures fantastiques par excellence pouvaient rester cachés éternellement ? Le trouble du texte semble entraîner avec lui une réalité trouble, à moins que ça ne soit le contraire bien sûr.


Mais restons sur cette hypothèse. La matière du texte entraine le récit et c’est bien ça qu’on appelle l’art : quand la forme s’impose d’elle-même, obscure et mystérieuse quant à ses intentions. Quand on avance dans la pénombre.

oGh
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le 31 août 2020

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