Disent les pères dans toutes les langues!
La famille comme scène littéraire. Oui, on connaît, source intarissable de romans, de contes, de récits, de témoignages, d'histoires de vie... Tout dépend du comment ça s'exprime, comment ça se fabrique et prend forme. Faïza Guène nous raconte celle des Chennoun installés du côté de Nice. Lui, le “padre” comme l'appellent ces enfants, un modeste mais attentif cordonnier et chiffonnier des vieilles choses, qu'il ramasse car ça peut toujours servir, une maman décrite comme la “mère-pieuvre aussi aimante qu'envahissante” et les enfants Dounia, Mina et Mourad.
C'est lui, le petit dernier, qui nous parle de la famille, de son bouleversement avec le départ-émancipation de Dounia un 11 septembre 2001, du mariage de Mina dans la tradition et l'obéissance familiale, de son poste de jeune professeur-stagiaire de français au lycée Courbet à Montreuil et des suites de l'AVC de son père. Celui qui lui a transmis, qui lui a laissé pour héritage un mot d'ordre, “un homme, ça ne pleure pas” qui l'a marqué pour toujours. Disons que cela reste encore aujourd'hui une injonction paternelle pour tous les garçons, quelque soient les latitudes, les croyances ou la configuration des fratries...
Mourad nous décrit avec finesse, délicatesse et beaucoup de tendresse les “travers” de ses parents. Qui l'insupportent parfois, lui font presque honte, qu'il affrontera autant qu'il l'assumera dans sa façon de l'entendre, sans rupture frontale et sans vraie acceptation. C'est ce qui lui permettra de reprendre contact avec Dounia, auto-exclue de la famille, brillante réussite de la politique d'intégration, présidente de l'association “Fiers et pas connes”, auteure d'un livre “Le prix de la liberté”, où elle décrit son combat pour s'émanciper d'une famille traditionnelle avec toutes les projections que les clichés bien rodés justifient la mise à nu publique, au nom d'un nouveau féminisme, celui de la deuxième génération.
Avec beaucoup de talent, l'auteure nous offre des pages savoureuses, pleines d'humour, grinçant parfois, sur la dichotomie de la fratrie. Une Dounia, militante, peu tolérante et ambitieuse (elle a tout de même décroché un ancien ministre). L'enfant du milieu, Mina l'autre sœur, bonne mère de famille qui a toujours eu beaucoup de tendresse pour les personnes âgés et a trouvé le boulot qui correspond, tout en élevant ses deux garçons et une fille, avec un mari attentif et garçon du bled. Et Mourad, en équilibre entre “tradition et modernité” (ou l'image qu'il s'en fait), qui va peut-être réussir à intéresser tant soi peu Medhi Mazouani, la “terreur” du bahut, craint par tous les profs mais qui suscite un regard et une attention différente chez ce jeune prof, qui apprend en même temps le métier, la transplantation entre Nice et le 9-3, la médiation et peut-être l'amour avec une fille, que sa mère n'aimera jamais. Nous faisons connaissance avec son cousin Miloud, qui l'héberge à Paris, dans la demeure d'une riche femme avec qui il joue au petit gigolo du moment.
Il tenait beaucoup aux albums Babar de son enfance, restés dans le cabanon du “padre” que sa sœur est en train de trier. Il les propose pour les enfants de Mina. Mais il n'en est pas question pour elle de lire à ses gosses une histoire à la gloire du colonialisme, “une vieille dame blanche qui apprend les bonnes manières à un éléphant? Du jour au lendemain, il se met à marcher sur deux pattes, à porter des costards trois-pièces, à conduire une voiture, pour finalement retourner dans la jungle et imposer son nouveau mode de vie à toute sa tribu d'éléphants...” La remarque de Mina, tout à fait dans la norme familiale, lui donne à réfléchir. Dans un repas mondain chez le ministre, petit-ami de Dounia, et après quelques échanges vifs, Mourad lui sort le “syndrome de Babar”, qui illustre la question, ou une de ses formes d'approche, de l'intégration.
C'est que Mourad l'a vécu, l'a observé et l'entend aujourd'hui dans son milieu scolaire “Ce que je trouve choquant, c'est cette contradiction... Je veux dire, pour être français à part entière, il faudrait pouvoir nier une partie de son héritage, de son identité, de son histoire, ses croyances, et même en admettant qu'on y arrive, on est sans cesse ramené à ses origines... Alors à quoi bon?”
Sans avoir l'air, Faïza Guène nous invite à travers un beau roman, classé "tout public", à une réflexion sur les enfants d'immigrés qui, dans trois destinées nous engage à questionner les idées reçues et les certitudes de tous horizons.
http://blogs.mediapart.fr/blog/arthur-porto/140814/prix-litteraire-de-la-porte-doree