S'il s'était agi de la vraie vie, et que l'auteur ait décidé de la transformer en biographie à la première personne, le récit aurait sans doute semblé insupportable. Au contraire, tordre un tel maelström d'abandons, d'inconsciences et de déchirures émotionnelles en une fiction à la troisième personne lui donne ce petit détachement, vital, qui rend la lecture possible.
Parce qu'il ne faut quand même pas s'y tromper: tout ce que nous connaissons d'Earl Thompson colle parfaitement aux principaux points de passage du petit Jack, alter-ego sereinement effaré par le monde incompréhensible qui l'entoure. Jack, dont la seule bouée de sauvetage est cette adorable et terrifiante mère, ancre sans chaîne qui attire irrémédiablement son petit héros de fils dans les fonds asphyxiants d'un océan trop sombre, trop profond, trop définitif. Aucune combinaison, aucune bouteille d'oxygène ne peuvent lui permettre de reprendre souffle, à moins d'être emplie d'alcool.
Si c'était un film, nous ne pourrions avoir la moindre once d'empathie pour aucun des personnages de cette banale tragédie de la vie quotidienne, perdue dans les états-unis enfoncés dans la crise des années 30. Tous nous sembleraient haïssables et incompréhensibles, à commencer par ce trio démoniaque, le beau-père veule et alcoolique, cette mère prostituée et incestueuse et ce gamin tellement stupéfait, tuméfié par les baffes successives de la solitude qu'il ne cesse de recevoir que ses seuls recours sont ceux de l'instinct de survie, d'où toute considération morale pourrait constituer un danger supplémentaire. Mais Earl Thompson, petit garçon devenu artiste, transforme l'expérience en œuvre, et tout devient non seulement acceptable mais du coup marquant, attachant, vivant.
Si c'était un livre, sa lecture travaillerait longtemps son lecteur, pour qu'il puisse trouver une ligne d'équilibre entre les épreuves qu'il vient de traverser et ce qu'il trouve encore de bienveillance vis-à-vis de personnages à tant d'égards détestables, une paix possible entre principes et sentiments. Parce qu'à la fin, on les aime (presque) tous, malgré tout, et surtout malgré eux.
A ce stade, un avertissement s'impose, naturellement: cette œuvre n'est pas du tout en accord avec notre époque, dans laquelle la morale précède l’œuvre, qui transforme chacun de nous en juges. Pour une raison simple: Earl, justement, ne juge jamais. Il raconte. Ce qui n'a pas empêché le texte de faire scandale à sa sortie car aucune époque n'est foncièrement prête à entendre un tel récit, terriblement sexualisé.
Du coup, même le monde de Thompson n'est pas si noir et pourri, parce que c'est bien un livre finalement, publié en 1970; le temps qu'il faut pour le lire permet une lente digestion qui seule, empêche le rejet.
Le plus terrible, c'est que cette enfance écorchée vive est forcément suivie d'une adolescence et d'un âge adulte (the devil to pay, non encore traduit), puisque Jack a survécu à ses épreuves, et qu'il continué à en faire un récit fictionnel.
Forcément fictionnel.
Et malgré toutes les légitimes appréhensions qui accompagnent cette envie, la lecture de Tatoo, cette première suite, est impérative. Foutrement impérative.
Mais on va attendre un tout petit peu encore avant d'y plonger. Histoire de reprendre souffle.