Second roman de John Irving, Un Mariage Poids Moyen suit le quadrille sensuel et amoureux de deux couples de professeurs américains aux origines socio-culturelles diverses et, sous forme de vaudeville triste, livre
quatre portraits de femmes et d'hommes en errance d'une trop grande liberté sexuelle
où le reste se grappille de maigres réussites, de petits accomplissements, et de frustrations rances. Dans la banalité d'une petite ville américaine, une valse lourde de déséquilibres s'engage, où danser à quatre s'avère plus périlleux que l'innocence l'imagine.
Et si le monde était plat, comme dit le poète, les gens ne feraient
pas de faux pas tout le temps.
Quatre personnages sous le verbe d'un seul narrateur, l'un d'entre eux. Deux couples d'américains moyens autour de la trentaine, deux enfants chacun. Deux hommes prennent deux femmes, deux femmes s'offrent à deux hommes. L'un est professeur d'histoire, et romancier. La plume acérée, l'œil aux détails, fortement cérébral – sa compagne, orpheline miraculée du nazisme, l'est moins. L'autre rassemble un homme trapu, ancien lutteur et professeur d'allemand, et une apprentie romancière pour qui le verbe intelligent, la conversation intellectuelle, appelle la sensualité. Incapable de faire le vide. De faire le point sereinement. Toujours embarquée dans le mouvement.
Mais essaie donc un jour. Essaie de faire le vide absolu dans ta
tête. C'est ce que les gens ne comprennent pas. Ne pas penser à ce que
l'on fait exige une énergie mentale considérable.
D'un côté les érudits, les sensualités du cerveau, fins et élancés, de l'autre les tactiles, les bêtes, les sportifs, têtes baissées mais qui n'en souffrent pas moins. D'un côté l'épanouissement irrésistible, de l'autre une certaine forme de culpabilité,
la quête d'une impossible préservation.
D'un côté ceux qui respirent l'instant, de l'autre ceux que celui-ci ronge parce qu'ils savent d'avance que tout a une fin.
Dès que l'on s'aperçoit de quelque chose, affirme Séverin, que ce
soit au début, au milieu ou à la fin, il s'agit toujours d'un
rituel.
John Irving maîtrise le langage, maîtrise les portraits, l'historique de ses personnages autant que leurs trajectoires intimes, et nous enveloppe avec eux sous la couette et bien au-delà.
La passade est éprouvante, chaotique,
profondément tranchante aux cœurs. La fausse omniscience du narrateur laisse la dégradation retenir les rancœurs jusqu'à l'implosion sourde et nocturne, un combat de lutte à la fois sensuel et violent, une confiance des corps où l'être ne sait plus où mettre les mots. Le quadrille s'emporte, se désagrège de trop d'émois, de trop de désirs, de trop d'espoirs imbéciles, naïfs. Tombe comme une chape de frustration sur les utopies de révolutions sexuelles, une chair avachie sur les rêves adolescents. Reste la poésie de ce narrateur qui fait fi du dépit, ne se résigne qu'en apparence, par respect, pour mieux continuer de croire, de rêver.
Conscient qu'il ne s'agit que d'explorer, de se régénérer, de continuer d'avancer, légers de ce que nous perdons, curieux encore, plutôt que lourds et fats de regret.
J'adorais cette odeur de sommeil – comme si le sexe était
cellulaire et que notre arôme d'épices et de fermentation demeurait
dans les vieilles cellules dont nous nous étions dépouillés.
L'auteur américain, dès ses débuts, démontre une belle maîtrise narrative et l'art d'épaissir et de faire vibrer ses personnages. Un Mariage Poids Moyen est terrible en ce sens qu'il nous convie à assister à
la désagrégation d'un couple d'amis
qui là se confient ouvertement à nous. De ces amis qui nous ressemblent par leurs espoirs, leurs illusions, de ceux-là dont les défauts et les colères font écho aux nôtres, dont nous connaissons intimement les désirs et les frustrations pour les vivre aussi de temps en temps. Sans grande leçon finale, entre désillusion et bonhomie feinte, la valse nous laisse alors en suspens vers un retour à la normale dont on comprend qu'il sera long de tâtonnements et d'errances nouvelles avant que la sensualité et le désir ne s'y réinstallent en toute confiance.
Car si les embrasements de nos amours sont multiples, comment reste-t-on heureux, serein, tiraillé entre deux feux aussi différents qu'attirants ?