Depuis son prix Goncourt du premier roman il y a trente ans, Florence Seyvos ne cesse de creuser les désarrois de l’enfance et de l’adolescence dans des histoires brouillant tous les repères. Elle donne cette fois la parole à Anna qui, depuis l’âge adulte, se souvient de la confusion qui s’empara de sa vie lorsqu’y apparut un beau-père extravagant et instable, si imprévisible et difficile à cerner qu’aujourd’hui encore elle n’est qu’ambivalence à son sujet.
Après s’être laissée convaincre de le rejoindre avec ses deux filles à Abidjan où il était persuadé de faire fortune, la mère d’Irène et d’Anna avait fini par rentrer au Havre où il continuait à leur rendre visite une poignée de fois par an, des rêves et des promesses mirifiques plein la tête et la bouche. C’est par ce qu’Anna annonce d’emblée comme le dernier de ces retours, alors que, malade, il portait déjà les marques d’une grande fatigue physique, que s’ouvre le récit.
En ces années 1980, Anna et sa sœur sont lycéennes. L’irruption de Jacques au Havre ce Noël-là s’accompagne d’une débauche d’achats aussi somptueux qu’inutiles, entre meubles d’antiquaire, piano quart-de-queue et champagne à gogo, alors que personne à la maison ne joue de cet instrument et surtout, que le foyer est déjà surendetté. Touchant d’enthousiasme et de bonnes intentions, affectueux et paternel, Jacques n’est aucunement conscient du malheur qu’il est en train de répandre autour de lui, creusant un peu plus encore la gêne financière et, avec elle, la honte et la peur de son épouse et de ses filles.
En vérité, l’irresponsabilité matérielle de Jacques n’est pas son seul travers. Attentionné mais tyrannique, d’une générosité égoïstement aimantée par ses propres envies, fantasque et flambeur dans une totale inconscience des réalités, il est dans sa perpétuelle démesure une « source d’embarras constant » qui fait dire à Anna : « sa présence nous faisait l’effet d’une main de fer posée sur nos journées. Et quand il n’était pas là, il pesait sur notre vie d’une autre façon. »
S’il pèse trop lourd dans la vie des deux adolescentes, ses ridicules et sa folie les touchent alors qu’elles l’observent irrémédiablement s’enfoncer. Elles qui en viennent à se sentir plus adultes que leur si bizarre beau-père et même que leur mère sous emprise, oscillent entre honte et exaspération d’un côté, affection et instinct de protection de l’autre. Tout en ambivalences, se dessine une figure paternelle aussi fragile et attachante que difficile à vivre et toxique, source d’une insécurité permanente et sournoise, et si longtemps après, d’une perplexité à la fois douloureuse et nostalgique.
Portrait tout en nuances d’un homme complexe, ce roman fluide et addictif laisse un sentiment de trouble, celui qui, illustrant par ailleurs la subtilité des phénomènes d’emprise, étreint le lecteur face à un monstre malgré tout aussi attachant, et pas seulement aux yeux de ses proches. Coup de coeur.
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