La couverture d'Un Peuple nous conduit à deux fausses pistes. L'illustration, tout d'abord, nous présente un cours d'eau sous un bosquet avec quelques rochers. Si la "nature" est certes un des sujets parmi d'autres, le thème central est pourtant celui de l'homme dans la foule. Sous la mention de l'éditeur, ensuite, est indiquée la mention "recueil". Peut-être les textes ont-ils été écrits disparates, mais on a face à nous quelque chose qui est bien plus un livre, ferme dans sa composition, avec des textes se répondant et se construisant les uns avec les autres.
Le livre est composé de proses de tailles variables, mais relativement courtes, chacune centrée, sauf quelques exceptions, sur une figure d'auteur, dont le nom est rappelé en début de paragraphe. Quatre diptyques de poèmes, sur moins d'une page, parsèment l'ouvrage à intervalles réguliers. Ce sont ces poèmes qui commencent par la mention "Un peuple", suivie des deux points, miroir des noms d'auteurs suivis des deux points qu'on trouve dans les proses. Les poèmes sont bien plus personnels que les proses. L'ouvrage réfléchir sur la poésie, est pour une bonne part un essai, mais à l'intérieur une pratique, une autre sorte d'essai, sous une autre définition de ce riche terme. Deux possibilités de lecture, comme toujours complémentaires : les poèmes sont illustration du propos ; ou le propos vient expliquer les poèmes préexistants. Peut-être l'aspect brutal de certains des poèmes, avec l'émergence d'un désir sans fard, a-t-il amené un discours critique pour d'un côté l'adoucir, de l'autre le rendre plus saillant par la présence concomitante des proses. Les prosimètres me plaisent par principe, donc j'adhère.
La constellation d'auteurs est convoquée pour interroger le rapport qu'ils présentent entre l'individu et la foule. Walt Whitman est la première figure, et celle qui revient le plus, parce qu'il est celui qui inscrit le poète comme égal parmi les égaux de la foule. Poésie comme activité parmi d'autres activités ; poète comme travailleur parmi d'autres travailleurs. D'autres figures fonctionnent en écho : Wallace Stevens, Fernando Pessoa et ses divers pseudonymes, William Carlos Williams, les personnages de Virginia Woolf. Ovide, Catulle et Keats semblent former un contrepoint, dans leur rapport touchant (pour Ovide et Keats) ou ironique (pour Catulle) aux gens et peuples qui les entourent. D'autres apparaissent, mais cachés : Baudelaire et Mallarmé sont cités, mais jamais en début de paragraphes. Ils sont l'ombre sur la mesure. Rainer Maria Rilke et John Donne viennent quant à eux rehausser l'ensemble par le rapport existentiel au temps et à la mort. La figure qui fait lien entre les réflexions poétiques et le désir violent des poèmes est Pier Paolo Pasolini, qui émerge dans la deuxième partie du livre.
On se ballade dans cette foule comme dans le labyrinthe de la culture. On a envie de dire que le peuple qui fait le titre est aussi quelque chose comme "le peuple des poètes". Mais justement, le problème fondamental, qui revient constamment dans les proses et surtout dans les poèmes, est le rapport au peuple réel, celui qui vit bien trop souvent dans le silence hors des intérêts poétiques. Il y a un désir : celui de parvenir au peuple "réel", si tant est que ceci existe ; celui de ne plus se cantonner aux figures poétiques sur leur piédestal, ne pas rester dans l'arrière-pays que forment trop de livres. Il s'agit de revenir à l'avant du monde, en son cœur. Il y a désir d'entrer dans ce monde et ce monde lui-même est fait d'abord de désir.
William Carlos Williams : survit sa tentative de r'épopée, le parc où il va un dimanche de repos, cette foule de gens -cols bleus et blancs- qu'il marche et parle dedans, mais plus encore, au bord des allées, ses poèmes d'arbres. C'est la rare fois où l'aspect d'un poème réussit la quasi parfaite photocopie du réel. Non pas la littérarité ludique des calligrammes, mais l'esquisse essentielle de toute forme : arbres : étirements du corps des ifs dans le ciel naturel. Ou bien aussi le poème du chat qui descend du buffet, je crois du buffet : l'élégance vite et féline des vers. WCW a comme trouvé la solution de la reproduction : non pas figer la forme mais en saisir le bref mouvement dans l'espace, sa rapidité, son agitation.
Sous l'apparence du fragment d'essai se cache beaucoup : ruptures, hypallages, interventions, bifurcations. Comme dans beaucoup de ces proses, il commence par une scène, on attend l'hypotypose, mais un saut nous amène ailleurs, autre objet ou autre pensée. On sent que l'auteur pourrait se laisser aller à la rêverie, mais qu'il coupe pour maintenir les proses serrées, aller jusqu'à l'aphorisme, mais un aphorisme où le sens éclaterait, où il faudrait quand même laisser fuir de partout.
En ce sens, même dans les proses, il n'y a pas discours, mais poème. Il s'agit, dans ce vaste mouvement de la poésie contemporaine en langue française, d'émanciper la langue des rhétoriques pour lui permettre d'être libératrice. Les passages arrimés à un "je", au sujet lyrique, intègrent cette émancipation dans une libération sexuelle : un parmi les autres, le poète, sans surplomb méprisant ni mélancolie larmoyante, sans les contraintes anciennes, peut enfin jouir. En voilà, une bonne nouvelle.