Deux mois après avoir dévoré Limonov, je me retrouve à nouveau confronté à Emmanuel Carrère. Et je retrouve très vite ce qui m'avait plu chez l'écrivain : cette capacité à prétendre aborder un sujet pour mieux pouvoir le relier à sa propre vie ; cette connaissance presque intime, quasi viscérale de la Russie ; et une sorte de démesure, de folie, comme si le roman échappait à tout contrôle (drôle d'objet, d'ailleurs : est-ce vraiment un roman ? si c'est purement autobiographique, alors il a une vie de cinglé).
Donc, à l'origine du livre, un fait divers. L'histoire d'Andras Toma, jeune homme hongrois des années 40, enrôlé (de force ?) dans une wehrmacht déjà en déroute, puis retenu 56 ans en URSS : 3 ans en camp de prisonnier et 53 ans en hôpital psychiatrique.
Emmanuel Carrère part donc à Kotelnitch, patelin paumé au Nord-Est de Moscou, en plein milieu de nulle part. Il va faire un reportage sur Andras Toma. Mais ce reportage aura des résonances en lui-même.
D'abord parce que ça va le replonger dans ses origines familiales. Fils de l'Académicienne Hélène Carrère-d'Encausse, l'écrivain a des racines russes. Du côté de la noblesse russe, de ceux qui ont été obligés de quitter la Russie en 17 (et qui ont eu les moyens de la quitter, ce qui n'était pas non plus donné à tout le monde).
Mais cette histoire d'emprisonnement, de disparition, va éveiller chez le romancier un intérêt particulier pour une partie de son arbre généalogique. Son grand-père maternel. Le secret de famille, le cadavre dans le placard. Un Géorgien qui a été arrêté et sûrement exécuté à la Libération comme collabo.
Et voilà comment, d'un fait divers certes peu banal mais, finalement, pas très surprenant quand on connaît la Russie, on se retrouve face à un livre introspectif. Une introspection qu'Emmanuel Carrère va faire avec un art de la dissection, mais aussi une sorte d'humour et de ce qui ressemble parfois à du désespoir.

Mais l'introspection ne va pas se limiter à ce simple secret de famille. Carrère va aller plus loin, dans du beaucoup plus intime.
Le rêve qui ouvre le livre en donne aussi le ton. Il est dans un train qui relie Moscou à Kotelnitch, il fait l'amour à sa compagne Sophie, quand débarque le couple Fujimori (l'ancien président du Pérou, d'origine nippone).
Ce rêve liminaire contient déjà, en germe, une bonne partie de ce qui sera le roman. En particulier le tiraillement entre la Russie et la Sophie.
En effet, principalement dans le seconde moitié du livre, Emmanuel Carrère va étaler devant nous sa vie sentimentale chaotique et, partant de là, sa quasi impossibilité de s'intéresser à d'autres qu'à lui-même. Il le fait avec une absence complète de pudeur. Franchise, dirons certains. ça revient au même. Emmanuel Carrère se dévoile, il dévoile sa folie, son égoïsme, son enfermement dans une classe sociale privilégiée, etc.
Nous assistons donc à l'éclatement d'un couple, certes. Mais j'ai été particulièrement sidéré par une nouvelle, que Carrère avait écrite pour le quotidien Le Monde, et qui est insérée au milieu du livre. Sorte de lettre d'amour érotique à sa chérie, cette nouvelle montre bien comment l'auteur s'approprie les autres pour en nourrir son imaginaire parfois démesuré.
Et c'est ce qu'il fait ici aussi. A travers Andras Toma, à travers Kotelnitch et ses habitants, à travers sa famille, à travers Sophie, Emmanuel Carrère parle d'abord et avant tout de lui. Avec lucidité, avec pessimisme (c'est la même chose), certes, mais il est constamment le sujet principal de son livre. Au point que ça en devient gênant parfois. Cette plongée au cœur de l'intimité d'un homme est dérangeante.
Personnellement, je ne cache pas que j'ai eu des problèmes avec ces passages pour le moins intimes du livre. Autant j'ai dévoré les scènes russes, autant les scènes parisiennes, les scènes de couple, m'ont gêné. En tout cas, la question de l'objet littéraire se pose, une fois de plus : parler de sa plus grande intimité, est-ce de la littérature ? Dans ce cas précis, je trouvais Carrère peu convaincant.
Donc, cela fait un livre inégal, parfois passionnant, drôle, intelligent, parfois dérangeant, voire lassant.

[Sc me propose de classer ce livre dans son top des "meilleurs romans russes". C'est une blague, j'espère...]
SanFelice
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le 15 févr. 2015

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