Long Time Ago

Je quittai mon bureau vers 17h45 dans un silence de mort. Les vacances de Noël avaient débuté depuis plusieurs jours et le bâtiment s’était vidé en conséquence. Je travaillai au dernier étage, lequel était plongé dans la pénombre, le reste des bureaux étant presque tous sans exception vidés de leurs occupants.

J’appelai l’ascenseur et restai à l’attendre quelques secondes avant de me rendre compte qu’il était encore occupé au deuxième sous-sol. Des coups sourds métalliques irréguliers quelque part dans la charpente, au dessus du faux plafond et dans les murs me renseignèrent sur la violence du vent au dehors: notre drapeau fixé au sommet de la façade nord achevait de se déchirer dans la tourmente.

Je traversai le hall encore éclairé et franchis la sortie, tandis que les portes automatiques s’ouvraient devant moi dans un léger grincement mécanique.

Machinalement, je sortis un livre de mon sac. J’avais commencé sa lecture seulement depuis hier et depuis, chaque seconde passée aux affaires ordinaires de la vie courante me paraissait être une seconde gâchée. Pourtant son sujet n’était guère réjouissant : il s’agissait de l’histoire d’un des tueurs en série les plus dangereux de notre siècle, racontée par une journaliste d’investigation qui l’avait rencontré dans ses jeunes années et s’était liée d’amitié avec lui avant qu’il ne soit publiquement accusé, traduit en justice puis finalement condamné à mort et exécuté.

La sinistre histoire ne m’était pas sortie de l’esprit durant ma journée de travail et ce n’était pas la bonne humeur ambiante que dégageait l’arrivée des fêtes de fin d’année qui pourrait y remédier.

J’avais la désagréable impression d’être Ginny Weasley dans Harry Potter et La Chambre des Secrets de J.K. Rowling et d’être tombée la tête la première dans le journal intime de Tom Jedusor alias Lord Voldemort.

Mon livre était assez épais – 540 pages d’une vie qui avait englouti des dizaines d’autres vies, sans sourciller, les attaquant avec fracas au beau milieu de la nuit, pendant leur sommeil ou les capturant au hasard de ses errances, les embarquant dans sa Volkswagen, une vieille Coccinelle de couleur pâle - pour leur faire subir tout un tas d’atrocités qu’elles ne pourraient jamais raconter.

Je feuilletai les vieilles pages jaunies qui se soulevaient toutes seules sous l’effet d’une bourrasque. L’histoire avait plus de cinquante ans, Ann Rule – son auteur - avait quitté cette Terre il y avait maintenant près de dix ans et The Stranger Beside Me traduit par Un tueur si proche sur le vieux continent n’était plus réédité depuis longtemps : j’avais donc dû opter pour un livre d’occasion de piètre allure et pour cause : mon édition avait vingt-quatre ans.

Sa couverture noire zébrée de fines pliures blanches avec en son centre, deux yeux peints remplis d’effroi était affreuse. La tranche était abîmée, les coins cornés. Je me demandais à qui l’ouvrage avait pu appartenir avant moi et ce que son lecteur avait bien pu en tirer comme conclusions, si toutefois il y avait quelque chose à retirer de tout ceci.

Je quittai l’enceinte du bâtiment, refermai la grille que le vent fit claquer violemment malgré moi, comme s’il me chassait des lieux.

Le nez dans mon livre, je me dirigeai mécaniquement vers l’arrêt de bus.

Derrière moi, j’entendis alors la grille se rouvrir dans un grincement; je me retournai pour voir qui me suivait de si près mais il n’y avait personne, le mécanisme du loquet ne s’était pas actionné et la grille balançait dans le vide.

Je haussai les épaules, la refermai pour de bon cette fois-ci et sautai dans le premier bus pour rentrer chez moi.

Paraître

Les vitres tremblaient sous le vrombissement du moteur tandis que le car descendait en direction de la Grave, un crochet obligé vers un plateau d’immeubles bétonnés isolés et dépourvus de commerce- si l’on excepte la boulangerie miteuse qui se trouvait sur la place - avant de rejoindre le centre-ville. Une forêt sinistre qui prenait ses racines dans un large fossé tapissé de feuilles mortes et de terre ocre bordait la route. En regardant le feuillage sombre des arbres, je pensais à tous ces endroits dont parlait Ann Rule et qui m’étaient inconnus : le lac Sammamish, Aspen, les monts des Cascades, autant de lieux que je n’avais jamais vus.

J’étais parvenue à la moitié du livre et au dessus de moi, les anges pleuraient, les statues ouvraient leurs grands yeux vides d’effroi, les montagnes se fendaient en deux, une assemblée de médecins et de juges se querellaient, tous les grands personnages terrifiants de la littérature pointaient, de leur index accusateur, le visage régulier de Theodore Robert Cowell Bundy et ses yeux bleus complètement vides.

Je pensais aux grandes figures classiques issues de nos contes et autres romans gothiques, le monstre de Frankenstein modelé par les mains de Marie Shelley, Barbe-Bleue, Dracula mais tous portaient sur leur face, les stigmates de leur étrangeté et de leur différence. Or, la véritable nature de Ted Bundy n’avait jamais pu être décelée de cette manière et pour cause.

Je pensai aussi à tous les malades fébriles qui jalonnaient la prose tourmentée de Dostoïevski comme Rodion Raskolnikov, fuyant sa culpabilité la fièvre au corps dans une agitation confuse. Si la nature du crime et sa gravité avaient dû apparaître sous les traits d’une pathologie somatique, alors Ted Bundy aurait été brûlant de fièvre, il se serait consumé dans un brasier au milieu des gens étonnés.

Ann Rule

Je crois que lorsque l’on écrit au sujet de ce livre si particulier qu’est The Stranger Beside Me et sur Ted Bundy en général, on peut facilement tendre vers deux extrêmes : disserter sur son cas pendant des heures et se perdre en conjectures - sur ce qu’il était, n’était pas, était peut-être, aurait pu être, ressentait, ne ressentait pas, aurait pu ressentir...etc - ou au contraire, être assez lapidaire, au risque d’être inexact. Voici que je reprends ce texte pour la troisième fois, que je raye des paragraphes entiers, qui ne me servent à rien mais pour ma défense, il est difficile d’écrire sur un livre qui parle d’un être si plein de cette violence inattendue et dont la conscience est à ce point dépourvue de ce que l’on nomme communément chez les vivants « amour », « empathie », «remords » et «compassion ».

Mais qui était donc Théodore Bundy ?

De toutes les personnes qui l’ont connu, on pourrait se figurer que chacune détienne un morceau de miroir et que celles-ci se réunissant, le miroir s’en trouve complété.

À de nombreuses reprises durant ma lecture, et dans un réflexe sans doute un peu archaïque, mes pensées allaient à sa mère, Eleanor Louise Cowell Bundy, dont je savais finalement assez peu de choses à part les grandes lignes : abandonnée à l’âge de 22 ans enceinte d’un prétendu marin prénommé Lloyd Marshall (mais était-ce là la vérité ? Les océans sont remplis de spectres pâles et de créatures mythologiques ; ce père là était-il fait du même matériau ?) La jeune femme fut en tout cas livrée au jugement de son entourage et des mœurs conservatrices de l’époque (1946 en Pennsylvanie, au sein d’une famille profondément religieuse). Sans doute pour éviter toute mise à l’écart -ou pour d’autres raisons peut-être pires encore, on berça Ted dans le mensonge en lui présentant sa mère comme sa sœur et ses grands-parents comme ses parents.

Ironie du sort, il y avait en 1946 quelque part en France, une dame qui s’appelait Françoise Dolto et qui, s’occupant du sort des enfants, devait théoriser le « parler-vrai », c’est-à-dire le fait de ne pas mentir à un enfant car disait-elle à qui voulait bien l’entendre : « on ne peut mentir à l'inconscient, il connaît toujours la vérité ». Dolto posait les grands principes de sa pensée selon laquelle « L'enfant a toujours l'intuition de son histoire. Si la vérité lui est dite, cette vérité le construit »

Ainsi et par le mensonge, Theodore Cowell fut désastreusement et irrévocablement déconstruit.

Engager un récit dont la majorité des lecteurs connaissent parfaitement l’issue n’est pas chose facile, mais la force de caractère d’Ann Rule qui perce entre les lignes a quelque chose de sain et de réconfortant. Elle incarne une forme de normalité salutaire, elle est le bon sens commun, elle est aussi le témoin qui voit un ami être publiquement accusé de crimes atroces, lesquels semblent être le fruit d’un fou probablement trop malade pour tenter de dissimuler sa véritable nature.

Pourtant...

Oui, assurément, dans ce sinistre labyrinthe mental, Ann Rule fait figure de guide, elle est un bâton de marche solide sur lequel le lecteur s’appuie toujours plus tandis que le chemin devient de plus en plus difficile et que la nuit s’obscurcit.

À cette époque, la journaliste d’investigation, ex-inspectrice de police diplômée de psychologie est âgée de 40 ans, elle a quatre enfants et se trouve en instance de divorce. Lui en a 15 de moins et un avenir brillant semble lui tendre les bras. Il est ce jeune étudiant qui fait du bénévolat plusieurs nuits par semaine au Centre d’Aide d’Urgence de Seattle avec un bureau encombré de livres de cours. Ensemble, ils répondent aux appels de gens en détresse et discutent de leur vie quand, au cœur de la nuit, les téléphones se taisent.

Durant cette année, Ted Bundy excelle dans ses études de psychologie (!) et comme le déclare Ann Rule « Je n’ai jamais pu soulever un point que Ted ne connaisse pas sur le bout des doigts ».

Des dizaines de cadavres séparent cet incipit aux allures presque gothiques de son inévitable fin.

Ann Rule emmène le lecteur dans ce « voyage au bout de la nuit », c’est-à-dire jusqu’à l’exécution sans jamais verser dans le pathos (pourtant elle aurait pu) ou tomber dans les détails graveleux en lien avec les paraphilies de Bundy.

Son style plutôt sobre et franc contraste avec la personnalité trouble et manipulatrice de ce dernier. Elle conclut ainsi dans les dernières pages : « La vérité toute nue, c’est que Ted était un menteur. Il a menti pratiquement tout au long de sa vie, et je pense, jusqu’au bout ».

Le juge Cowart qui condamna Bundy à mort lui avait adressé ceux-ci, en toute bonne foi :

« [...]C’est une tragédie pour cette Cour d’assister à un tel gâchis. Vous êtes un jeune homme brillant. Vous auriez pu faire un bon avocat et j’aurais eu du plaisir à vous voir exercer dans ce tribunal, devant moi – mais vous avez choisi un autre chemin, mon vieux. »

De mon avis, après avoir terminé ce livre noir et sur cette notion de « choix » précisément, je crois que le juge Cowart se plantait magnifiquement mais sa déclaration est le témoignage d’une opinion probablement très répandue qui veut que les gens comme Bundy ont ou avaient entre leurs mains ce choix très simple : faire le bien ou le mal. C’est une vision manichéenne de la vie qui expurge commodément tout ce qui n’est pas lisse et bien pensant de nos esprits, qu’ils soient sains ou non et qui présente encore Ted Bundy comme un être capable de discernement alors qu’en définitive, il s’est envoyé tout seul à la chaise électrique : d’abord par la nature de ses crimes, ensuite par sa conduite pendant ses différents procès, incapable qu’il était de se projeter au-delà du spectacle judiciaire qu’offraient ses audiences à un public partagé entre fascination et révulsion. La seule vérité qui reste est ce gâchis des vies prises et toutes les souffrances causées par une telle conduite mais ceci est resté une réalité à laquelle le sujet de toute cette histoire n’avait manifestement pas accès.■

Proximah
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le 8 juin 2024

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