Presque passé inaperçu auprès des lecteurs, Une Antigone à Kandahar a pourtant reçu en 2015 le prix Gallimard, très largement mérité. Ce roman est une relecture moderne et audacieuse du mythe d’Antigone qui nous été transmis par la pièce tragique de Sophocle et pour bien l'appréhender, un petit rappel de l’histoire d’Antigone peut-être le bienvenu, soit par la lecture de la pièce, soit en regardant l’épisode 20 de la série Les Grands Mythes ;-)
Un résumé du mythe serait un peu long, mais un petit rappel du rôle de cette femme « qui a dit non » peut-être utile.
Antigone est la première femme de l’Histoire à se dresser contre le pouvoir des Hommes, à sa façon et avec ses armes, elle lutte contre l’injustice de la loi pour se soumettre fière et entière au jugement des dieux. Ainsi, elle préfèrera aller à l’encontre des ordres d’un roi et au devant de la mort plutôt que d’abandonner l’âme de son défunt frère, mort au combat, et jugé ennemi de la morale, des lois, de l’ordre.
L’Antigone de Roy-Bhattacharya suit le même shéma que celle de Sophocle : son frère est mort au combat lors d’une bataille contre l’armée légitime et, en tant qu’ennemi, ne peut recevoir les sacrements propres à sa religion et ses traditions. Nizam, cette Antigone moderne, traverse seule, sur le plateau roulant qui porte l’estropiée qu’elle est devenue suite à un bombardement américain sur son village, les plaines afghanes pour venir l’enterrer.
En plein désert, face à un fort tenu par une poignée de soldats qui viennent de traverser une atroce bataille, elle attend le retour du corps de son frère.
De l’autre côté des barbelés, capitaine, médecin, soldats, hommes fatigués, blessés, à la soif de vengeance ou lassés d’une guerre qui semble ne plus vouloir rien dire, s’interrogent et témoignent…
Le roman est divisé en autant de chapitres que de personnages témoins de leur propre histoire et de la guerre qu’ils traversent. La parole est d’abord donnée à Nizam, jeune femme voilée et digne, courageuse, forte d’une foi inébranlable.
L’évidence de sa demande qui se heurte au mur d’incompréhension des soldats américains la désarme, mais elle ne perd rien de sa volonté quand on l’interroge et l’évidence sort de sa bouche comme une lame acérée pour frapper sans pitié : « Nous avons apprécié votre luth hier soir, c'était reposant. Je ne réponds pas. Ils disent : c'est bien que vous puissiez à nouveau jouer de la musique dans ce pays. Sous les talibans, c'était interdit, mais nous avons changé cela. C'est ça la liberté. Je dis : sous les talibans, ma famille était en vie. Aujourd'hui, ils sont tous morts. Qu'est-ce qui est mieux, la liberté ou la vie ? »
Pourtant, contrairement à ce que ce paragraphe et le premier chapitre dans son ensemble laisse penser, le roman n’est pas un plaidoyer contre la guerre, mais plutôt un témoignage naïf d’impuissance de ces êtres humains pris dans un engrenage qu’ils ne contrôlent pas et finalement, ne comprennent même pas.
C’est ainsi que les américains, tour à tour, prennent la parole pour partager leur histoire. Un soldat batailleur, l’étudiant engagé, le capitaine ambitieux, le médecin dégouté… L’un après l’autre, ces hommes partageront un peu de leur vie passée et quelques cicatrices de leur expérience de la guerre.
L’histoire racontée par le roman est, en soi, déstabilisante, et les choix de l’auteur ne font que renforcer cette impression. On passe du passé au présent, du rêve à la réalité, de l’Amérique à l’Afghanistan, de la guerre à l’amour, et on se rappelle que ces soldats, ces victimes, ne sont que des gens. Des humains avec des idéaux, ou simplement avec la volonté de vivre.
Le roman n’essaie pas de prouver, d’accuser ou de juger, il montre simplement, à travers des tranches de vie, des vies gâchées, perdues, l’absurdité et l’incompréhension. Pourquoi la guerre ? Pour qui ? Aucune réponse ici, seulement quelques larmes dans le sable du désert, ou quelques gouttes de sang, versées parmi des milliers, des millions…
Malgré la dureté du sujet, le roman se lit très facilement, très rapidement. Le style est simple et franc, chaque personnage s’exprime à la première personne, invitant ainsi le lecteur à le suivre de près, à s’identifier, à comprendre émotions et sentiments et à être touché, happé par cette histoire tragique.
Car oui, nous sommes là dans une tragédie, pas au sens grec du terme, mais au sens émotionnel. Ce roman nous attrape et nous met face à des victimes, hommes et femmes qui n’ont plus la main sur leur propre destin, qui se doivent de suivre la voie tracée pour eux, vers la mort ou vers le désespoir. Aucune autre issue n’est possible, pour aucun d’entre eux. Voilà ce qu’est la guerre. Voilà ce que nous dit Roy-Bhattacharya.
Et avec ce roman, il démontre comme s’il en était encore besoin, la puissance de la littérature et son rôle. Aucun jugement, mais un témoignage, une trace de l’histoire des Hommes à léguer à la postérité certes, mais aussi comme témoin de notre époque, pour nous montrer, auourd'hui l’autre côté du miroir...
Derrière l’apparente simplicité du texte se cachent des propos bouleversants. Depuis que j’ai lu ce livre, il ne me sort pas de la tête, non pas que j’y pense à chaque seconde évidemment, mais il est indéniable qu’il a laissé une trace, comme une bombe dans les montagnes afghannes...
A lire aussi, avec bien d'autres, sur : https://www.demain-les-gobelins.com/article/une-antigone-a-kandahar