Une vie
Annie Ernaux a un statut particulier dans le petit monde des écrivains. Attaquée de toute part pour une absence supposée de qualité littéraire, auteure engagée à la fois dans sa vie et ses écrits,...
Par
le 7 juin 2015
6 j'aime
Le site est en ligne, vous pouvez désormais revenir à vos activités habituelles. On vous remercie pour votre patience et votre soutien ! (Il est encore possible que le site rencontre quelques problèmes de performance)
Atteinte de la maladie d’Alzheimer, la mère d’Annie Ernaux vient de s’éteindre dans sa maison de retraite. Consciente dans son chagrin qu’avec cette mort disparaît « le dernier lien avec le monde dont elle est issue », l’écrivain revient sur la vie de celle qui, de modeste extraction, sut lui donner l’envie d’apprendre, et, par là-même, lui fournit la clé de son ascension sociale.
Née au début du XXe siècle en Normandie profonde, au coeur d’« une région entièrement agricole, aux mains de grands propriétaires », quatrième sur les six enfants d’un employé de ferme et d’une tisserande à domicile, qui, épuisés à la tâche, ne firent pas de vieux os, cette femme fut d’abord ouvrière, dès ses douze ans. Peu après son mariage, elle et son mari achetèrent à crédit un café-épicerie « dans la Vallée, zone des filatures datant du dix-neuxième siècle, qui ordonnaient le temps et l'existence des gens de la naissance à la mort. Encore aujourd'hui, dire la Vallée d'avant-guerre, c'est tout dire, la plus forte concentration d'alcooliques et de filles mères, l'humidité ruisselant des murs et les nourrissons morts de diarrhée verte en deux heures. » Elle y subsista à grand-peine, mais, férue de lecture et soucieuse de « tenir son rang », elle ne cessa de pousser sa fille vers les études qui devaient la propulser dans la sphère de « la bonne éducation, l'élégance et la culture », la comblant de fierté par procuration tout en lui faisant prendre « toute la mesure de son sentiment d'indignité », indignité dont, écrit Annie Ernaux, « elle ne me dissociait pas (peut-être fallait-il encore une génération pour l'effacer), dans cette phrase qu'elle m'a dite, la veille de mon mariage : ‘’Tâche de bien tenir ton ménage, il ne faudrait pas qu'il te renvoie.’’ »
Malgré l’émotion que l’on devine à travers les lignes et que sa discrétion rend encore plus bouleversante, la narration s’en tient à une sobriété presque clinique, qui, bannissant introspection et effet de style au profit d’une concision lucide et objective, fait de cet intime portrait maternel et de tout ce qu’il représente pour l’auteur comme socle de son élévation sociale, une véritable analyse sociologique. Cette femme n’est pas ici seulement la mère d’Annie Ernaux, elle incarne et représente un milieu et une époque, elle est le trait d’union entre deux mondes et deux conditions : un lien qui disparaît avec elle et que ce livre entreprend en quelque sorte de préserver, devenant à la fois témoignage et fixation de ses racines dans la mémoire de la narratrice.
D’une grande finesse d’observation et d’une parfaite justesse, ce texte impressionne par sa sincérité sans artifice et par sa manière, si simple en apparence, de mettre en mots la vérité. Chez Annie Ernaux, nul n’est besoin de discours ni d’analyse : il lui suffit de montrer pour asseoir magistralement son propos.
Créée
le 29 mars 2023
Critique lue 18 fois
1 j'aime
2 commentaires
D'autres avis sur Une femme
Annie Ernaux a un statut particulier dans le petit monde des écrivains. Attaquée de toute part pour une absence supposée de qualité littéraire, auteure engagée à la fois dans sa vie et ses écrits,...
Par
le 7 juin 2015
6 j'aime
Petit ouvrage pour un grand moment. Dans cette oeuvre, écrite avec talent, nous y découvrons le destin de deux femmes. Une mère, sa fille. Une sorte de drame mélancolique où chaque instant devient...
Par
le 27 mai 2016
3 j'aime
Annie Ernaux a commencé à écrire ce livre après la mort de sa mère. Elle évoque cette femme originaire d'un milieu modeste, son enfance auprès d'une mère qui l'a élevée seule et qui menait sa maison...
Par
le 16 mai 2019
2 j'aime
Du même critique
En 1986, un vieil homme agonise dans une abbaye italienne. Il n’a jamais prononcé ses vœux, pourtant c’est là qu’il a vécu les quarante dernières années de sa vie, cloîtré pour rester auprès d’elle :...
Par
le 14 sept. 2023
20 j'aime
6
Lui-même ancien conseiller de Matteo Renzi, l’auteur d’essais politiques Giuliano da Empoli ressent une telle fascination pour Vladimir Sourkov, « le Raspoutine de Poutine », pendant vingt ans...
Par
le 7 sept. 2022
18 j'aime
4
Emile n’est pas encore trentenaire, mais, atteint d’un Alzheimer précoce, il n’a plus que deux ans à vivre. Préférant fuir l’hôpital et l’étouffante sollicitude des siens, il décide de partir à...
Par
le 20 mai 2020
17 j'aime
7