Une histoire du cinéma français se penche sur les années 1940-1949. Le regretté Philippe Pallin, ancien inspecteur de l’Éducation nationale, et l’auteur-critique Denis Zorgniotti y analysent une décennie de cinéma à l’aune d’un contexte politique à tout le moins particulier. Leur ouvrage est à la fois riche et passionnant.


Comme le note Thierry Frémaux dans sa préface, les années 1940 sont à la fois sombres et lumineuses : sur le plan politique se succèdent l’Occupation, la Résistance, le régime de Vichy et la Libération ; sur le plan cinématographique, les pénuries, la fuite des talents, la censure, puis la création de chefs-d’œuvre et l’émergence de nouvelles personnalités. Le contraste avec les années 1930 se caractérise par un réalisme poétique vivant son chant du cygne, un cinéma fantastique en essor et une « qualité française », celle de Claude Autant-Lara, Jean Aurenche et Pierre Bost, consacrant le cinéma d’adaptation et de studio. Durant ces années – Philippe Pallin et Denis Zorgniotti ne manquent pas de les épingler –, des individualités telles que Pierre Fresnay, Henri-Georges Clouzot, Robert Bresson, Jacques Becker ou Jean Marais prennent rang parmi les promesses ou consécrations du cinéma français. L’industrie est plus que jamais soumise à de nouveaux défis : résister à la propagande allemande, aux saignées artistiques, au manque de moyens ; composer avec l’exploitation des films américains, mais aussi le renouvellement des comédiens et des réalisateurs. C’est un art en bouleversement quasi perpétuel que les auteurs vont radiographier, portraiturer, mais surtout louer avec une tendresse qui n’a d’égale que leur érudition.


Une année de cinéma, c’est dense, ça fourmille d’événements et d’anecdotes, même en temps d’occupation. Des dizaines de longs métrages sortent sur les écrans, certains acteurs occupent mieux que d’autres le haut de l’affiche, des réalisateurs imposent leur savoir-faire avec une évidence qui les érige automatiquement en promesses… Ce second volume d’Une histoire du cinéma français repose sur les mêmes bases que son prédécesseur en ce qui concerne ses choix éditoriaux. L’exhaustivité relevant ici du vœu pieux, il s’agit pour Philippe Pallin et Denis Zorgniotti de mettre en lumière les films, réalisateurs et acteurs qui les ont particulièrement marqués, d’y ajouter quelques « arrêts sur images », mais aussi des dossiers thématiques, à raison d’un par année : l’Occupation (quatre fois), la Résistance, le fantastique, le documentaire… Cette ambitieuse entreprise littéraire ne vaut pas seulement pour ce qu’elle nous apprend du cinéma français des années 1940, décennie si particulière et presque oxymorique ; ce sont des intentions didactiques claires, une passion communicative, une manière de penser et verbaliser le septième art en se plaçant toujours à la hauteur du lecteur – et en y engageant sa propre sensibilité. Si l’époque s’avère tellement passionnante, c’est aussi parce que le cinéma y entre en résonance avec un contexte politique exacerbé : il en va ainsi de La Main du diable comme du Corbeau, puisque chaque ambiguïté (sur la nourriture, sur les rues désertes, sur les individus médiocres, sur la dénonciation) se pare hypothétiquement d’un double discours.


Ce qui distingue certainement cette encyclopédie de la plupart de ses pairs tient au caractère analytique des textes proposés par les auteurs (parmi lesquels il faut compter, certes de manière plus sporadique, Ulysse Lledo et Daniel Patte). Jour de fête est ainsi scruté à travers le prisme des Trente glorieuses et de la libération américaine : un progrès à marche forcée laisse sur le bord du chemin ceux qui se montrent incapables de s’adapter à la modernité. Le Ciel est à vous est décrit comme un film féministe, mais aussi sur le refus du conformisme et de la soumission. Autre cas intéressant : le Panique de Julien Duvivier, un des nombreux revenants de cette décennie. Philippe Pallin s’y intéresse non seulement pour sa dimension formelle (l’épure, la photographie), mais aussi en tant que film pessimiste, presque misanthrope, mettant à mal la réconciliation nationale et la volonté d’élévation post-deuxième guerre mondiale. Denis Zorgniotti voit quant à lui dans L’Assassin habite au 21 les signes annonciateurs de la société du spectacle, fondus dans une représentation cynique du monde. C’est ainsi que chaque long métrage, chaque cinéaste, chaque comédien est passé au tamis factuel et critique. Et les auteurs ne se contentent de quelques figures indépassables, telles qu’énoncées plus haut, puisqu’ils se penchent aussi, par exemple, sur Roland Tual ou Carlo Rim au cours de leurs pérégrinations cinématographiques.


Pour compléter leur tour d’horizon cinéphilique, Philippe Pallin et Denis Zorgniotti glissent en appendice de leur ouvrage quelques palmarès et classements utiles. Mais avant d’en arriver là, le lecteur aura eu l’occasion, pour reprendre les mots de Thierry Frémaux, de sonder « une décennie qui compte triple » et de papillonner entre « promenades ludiques » et « réexamens rigoureux ». On ne saurait mieux résumer ce second tome d’Une histoire du cinéma français : à ses prétentions encyclopédiques et didactiques se mêle le plaisir, intact, de redécouvrir celles et ceux qui ont contribué à donner au septième art un peu de son éclat.


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le 19 mai 2021

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