Une histoire envoûtante dans un monde sans passé. Intense et merveilleux.

« À présent il faut que je raconte comment Igor est entré dans ma vie. » Ainsi débute le premier roman de Laurine Roux, texte d’une intensité somptueuse publié en mars 2018 aux éditions du Sonneur, comme si la narratrice avait déjà beaucoup parlé, comme si sa parole s’inscrivait dans la continuité d’autres voix plus anciennes.


En un temps indéfini, dans une Sibérie réelle ou métaphorique qui en tout cas n’est jamais nommée, le vocabulaire comme tant d’autres aspects de la civilisation ayant été dissous dans un conflit apocalyptique et dans la volonté qui a suivi d’effacer le passé, les traces de la guerre restent néanmoins visibles. Pourtant la vie semble presque redevenue paisible après le déchaînement des armes, une existence archaïque dépendante d’un rapport étroit avec une nature puissante, loin cependant de l’atmosphère exclusivement menaçante du « Poids de la neige » de Christian Guay-Poliquin. Dans ce nouveau monde largement dénué d’explications, après que l’histoire ait été gommée, la vie semble surtout faite de décisions instinctives, de gestes et de peu de mots.


« Un soir, Baba m’avait parlé de l’ancien monde. D’habitude, ceux qui l’avait connu se taisaient. La guerre avait laissé tellement de cicatrices qu’ils faisaient comme si rien n’était arrivé. Comme si personne n’avait disparu. Pourtant, au détour des forêts, on tombait encore sur des carcasses de tanks que le Comité avait oublié de déblayer. Les cours d’histoire ne remontaient pas au-delà de cinquante ans. Avant, ce n’était que légende. Notre génération était la première née après le Grand-Oubli. Nous supposions que beaucoup de réponses aux mystères du monde se terraient là.
Un soir, pourtant, Baba avait parlé. Ses mots étaient plein d’épines et s’épuisaient à sortir de sa bouche. A cette époque, elle était proche du Grand-Sommeil. Je m’occupais d’elle comme on s’occupe d’un enfant car elle avait commencé à se dérégler – sans cela, elle serait sans doute partie avec son secret. Les mots étaient tombés dans mon oreille avec la douleur du poison. »


Longtemps élevée par sa grand-mère Baba aujourd’hui disparue, dont le souvenir et l’esprit ne la quittent cependant jamais, la narratrice vit du fruit de la pêche, dans la cabane de la famille Illakov qui l’a recueillie au bord du lac Taïgal. Sa rencontre avec Igor sur les bords du lac la foudroie ; elle reconnaît d’emblée la singularité et la puissance des instincts de cet être mystérieux, mi-homme mi- animal, dont la filiation surnaturelle lui sera révélée bien des années plus tard.


« Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses. C’est lui. A une centaine de pas de moi, il s’immobilise. Un oiseau aux larges ailes traverse le ciel, Igor sourit. Mille ans de solitude et de détermination frémissent à ses lèvres. Il se tient au bas de la falaise et regarde là où les hommes ne peuvent aller. Je le vois se plaquer à la paroi. Sa main est grise comme le caillou, son esprit dur comme le calcaire. J’ai l’impression qu’il va être avalé par la montagne, appelé par ses rondeurs de femme. Lui la comprend avec ses doigts. Bientôt ils évoluent ensemble, amants sauvages que la nature réunit clandestinement. »


Lancée sur les chemins aux côtés d’Igor, elle vit au cœur de la nature et dans la puissance de l’instant, déploie ses souvenirs et prolonge les traditions chamaniques de Baba, recueille des bribes d’un passé au goût d’épines révélées par la vieille Grisha, souvenirs de la sauvagerie des hommes, écho à la fable cruelle du « Théâtre des oiseaux » de Christophe Ségas.


Pourtant le sentiment qui domine le récit n’est pas celui de la menace d’une nature aux humeurs extrêmes, mais une sérénité fondée sur la puissance et l’imbrication intime de l’homme avec cette nature superbe. « Une immense sensation de calme » semble avoir des racines multiples et invisibles, au-delà des contes russes et du fantastique, et forme une création hors du temps comme « Les saisons » de Maurice Pons. Avec ce roman qui pourrait figurer dans la « Bibliothèque de l’Entre-Mondes » de Francis Berthelot et qui joue de ce motif classique de l’effondrement de l’humanité, Laurine Roux ne nous offre pas un roman de survie post-apocalyptique mais un récit plus vaste, une histoire fascinante sur le rapport de l’homme à la nature, au passé et au merveilleux.


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MarianneL
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le 27 juil. 2018

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