En 1877, Zola sort de l'Assommoir, sans doute son livre le plus noir et le plus dur, et s'apprête à entamer sa suite directe, si l'on peut dire, Nana. Entre les deux vient assez étonnamment se greffer Une Page d'Amour, sorte de pendant bourgeois à l'Assommoir : en effet, il était aussi question dans ce dernier, entre autre choses, des circonstances menant à l'adultère. Une Page d'Amour fait donc office de critique de la petite bourgeoisie parisienne tout autant que de bouffée d'air frais entre deux œuvres d'une violence assez inouïe.
On y suit donc les conflits intérieurs d'une veuve trentenaire dont la vie droite et sans relief ne fait que la préparer à la passion, forcément destructrice (on est dans un Zola), qui va s’abattre sur elle. Choisir une femme pour porter son ouvrage sur la passion amoureuse n'est pas anodin : d'une part, cela permet à Zola d'explorer un panel de sentiments plus variés, tant il est généralement admis que les femmes sont plus expressives et plus aptes à l'introspection. D'autre part, il peut ainsi s'éloigner d'un thème qui, de par son universalité, lui est forcément personnel, tout ceci dans le but qu'il s'est fixé, en grand naturaliste, d'être exhaustif.
Et c'est là que le bât blesse car dans sa volonté de tout traiter, il en oublie une composante primordiale de la passion amoureuse : son imprévisibilité. Zola était ultra productif, surtout eu égard à la qualité de ses textes. Malheureusement, ce fut parfois en dépit du déroulement de ses histoires qui est sensiblement toujours le même : pour traiter son thème, il en décrit d'abord l'apparition, le développement, survole très succinctement son statu quo puis bascule sur ses conséquences catastrophiques. Du coup, on voit toujours où il veut en venir. Ici, il est impossible de lire le bouquin sans se dire "Tiens, il fait intervenir ça à cet endroit, c'est pour évoquer ça, impliquer ceci", un peu comme s'il avait un cahier des charges à remplir. Sauf que le thème de la passion amoureuse ne s'y prête absolument pas, et en l'utilisant comme un simple outil amenant au drame, il en ôte toute la puissance : de monarque capricieux soumettant les êtres, elle devient simple ressort narratif.
Par ailleurs, le cadre de l'histoire manque de force. Là où les amours de Serge et Albine (La Faute de l'Abbé Mouret) se déployaient au sein d'un jardin luxuriant très évocateur, les tentures des salons et les petits jardins proprets de demeures parisiennes bourgeoises réduisent l'impact des sentiments. Bien sûr, c'est voulu. Zola veut ici mettre en évidence le fossé qui sépare deux populations qui évoluent au sein de la même ville. Et si les bourgeois regardent les miséreux de haut (littéralement, puisque l'action se déroule dans Passy, sur les hauteurs du Trocadéro), ils sont confrontés aux mêmes vices. Sauf que là où des conditions intenables mènent le petit peuple à s'abandonner à l'empire des sens, c'est bien l'ennui qui pousse à la faute chez les bourgeois. On bascule au final dans le simple vaudeville, ce qui est plutôt décevant quand on s'attend à lire un livre sur l'Amour.
Pour finir (attention spoilers), le choix de faire mourir Jeanne comme symbole de la destruction qu'entraîne une passion trop forte me laisse dubitatif. Peindre la déchéance d'une âme eut été beaucoup plus suggestif que de tuer une gamine insupportable. Mais je suis peut-être un peu trop terre-à-terre.
De très bonnes idées demeurent. J'ai notamment adoré que Zola utilise Paris comme confident et comme compagnon d'introspection. Encore une fois, son amour de la ville et la vitalité qu'elle lui évoque ressortent à chaque page où il en est question. De même, le rapprochement entre l'amour et la religion est très pertinent et très juste, et on en a ici une vision moins négative que dans la Faute de l'Abbé Mouret. Et comme d'habitude, Zola nous gratifie de tournures exceptionnelles, notamment encore une fois dans ses descriptions naturelles. Dommage, donc, qu'il se soit borné à sa mécanique habituelle pour accoucher d'un roman qui, du coup, manque cruellement d'ambition.