Nous sommes en Russie à la fin du XIXè. L’immense Léon Tolstoï - auteur des deux monuments de la littérature russe que sont Guerre et paix et Anna Karénine - vit retiré dans la campagne, à Iasnaïa Poliana, là même où il est né. L’occasion lui est donnée d’écouter une paysanne. Cette veuve lui raconte sa vie, qu’il trouve révélatrice. Son récit (une centaine de pages, constitué de 34 courts chapitres), il décide de le coucher sur le papier avec toute son authenticité. Tolstoï est donc l’auteur du livre, mais s’arrange pour éviter toute ambiguïté, puisqu’il s’agit bien de l’histoire de la vie de cette paysanne, une presque anonyme parmi tant d’autres. Pour cela, il adopte un procédé aussi simple qu’efficace, en écrivant à la première personne du singulier. Encore fallait-il faire en sorte que le récit soit à la hauteur du procédé. Bonheur de lecture, Tolstoï s’efface littéralement derrière l’histoire, retranscrivant les tournures de phrases, les expressions et le vocabulaire du personnage, donnant une remarquable véracité au récit. Il ne néglige aucun des détails qui donnent à comprendre un mode de vie, des traditions. A tel point, que l’édition propose des notes de bas de pages qui permettent d’aller plus loin quand le texte lui-même ne suffit pas pour un lecteur d’aujourd’hui. A noter que, dans la postface à cette édition où elle explique son admiration pour le texte de Tolstoï, Anne Coldefy-Faucard - agrégée de russe – annonce que la traduction de Charles Salomon est une merveille d’équilibre. Elle précise que cette traduction a été demandée à Salomon par Tolstoï lui-même !
Anissia est donc une femme qui, très jeune (17 ans), a été mariée contre sa volonté. Amoureuse d’un jeune homme à qui elle se destinait, elle dut épouser Danilo, que sa famille avait accepté pour elle. On a droit à de nombreux détails en rapport avec la façon dont la demande est faite, les préparatifs de la cérémonie et comment le couple s’installe (chez les beaux-parents d’Anissia). La jeune femme accouche de son premier enfant et finit par éprouver un véritable attachement pour son mari. Malheureusement, elle doit faire face aux agissements de sa belle-mère qui cherche à susciter la jalousie de Danilo, ce qui vaudra plusieurs déménagements au couple. Mais, le vrai souci, c’est la difficulté à gagner sa vie à cette époque pour les gens du peuple. A mesure que le récit avance, on sent que l’abolition du servage (1861), a produit des effets inattendus, en mettant une bonne frange de la population dans une situation extrêmement précaire. Cela va si mal que Danilo se laisse entrainer par une bande de voleurs. Et, ce qui devait arriver arrive. Il se fait arrêter, condamner et emprisonner. Bientôt, il apprend qu’il ira purger sa peine en Sibérie. Particularité de ce qui se faisait alors, sa femme a la possibilité de l’accompagner avec leurs enfants. Après une petite hésitation, c’est ce qu’elle choisit. Ce sera le début d’une série de malheurs…
Avec ce récit, Tolstoï propose une œuvre relativement mineure, mais qui nous apporte un témoignage inimitable sur la vie en Russie à l’époque. Chaque détail sonne vrai et la vie d’Anissia est bouleversante, aussi bien pour les épreuves qu’elle a endurées que pour son courage, son abnégation. Tolstoï nous donne à observer une vie de labeur et de souffrances et nous fait sentir l’ambiance dans la Russie profonde de l’époque. Bien évidemment, le petit peuple a souffert à toutes les époques et partout dans le monde, mais les Russes ont beaucoup donné dans ce domaine. La condamnation à la déportation de Danilo vers la Sibérie n’est pas sans annoncer ce qui se fera au temps du stalinisme et qu’un autre grand écrivain russe évoquera avec beaucoup de talent (Alexandre Soljenitsyne dans Une journée d’Ivan Denissovitch). Et aujourd’hui la guerre menée par la Russie, n’est pas seulement subie par les ukrainiens, mais aussi par tous ces russes à qui on ne laisse absolument pas le choix.