Bien souvent dans un débat, que ce soit entre universitaires érudits ou entre amis au troquet, on s'envoie des grandes notions à la figure, on invoque des valeurs, sans jamais se soucier des échelles à laquelle elles s'appliquent.
Pourtant, note Olivier Rey, quel rapport y a-t-il par exemple entre la démocratie de la Grèce antique, ou Athènes comptait 400 000 habitants, et la démocratie en Inde avec ses 1,2 milliard d'habitants ? S'il y en a un, il est très faible. Car lorsqu'une réalité change de taille, elle change aussi de nature. C'est aussi simple que fondamental.
Ce pourrait être la cause de nombreux dialogues de sourds dans les débats d'idées : non pas que ces grandes notions n'ont pas de sens, mais elles n'ont une signification que dans une certaine mesure, à une certaine échelle : peut-on espérer retrouver une même reconnaissance sociale ou un même sentiment d'appartenance dans une petite ville et dans une mégalopole ? Peut-on vraiment diriger de façon centralisée et démocratique un pays constitué de centaines de millions d'habitants ? Habite-t-on vraiment un lieu quand celui-ci est une barre d'immeuble de 500 m de long, ou quand il est réduit à un pied-à-terre ?
Notre monde n'a jamais été autant mesuré, décrit en statistiques. Et paradoxalement, c'est à l'ère de la toute-mesure que nous avons perdu tout sens de la mesure.
"Small is beautiful" avait connu un beau succès, Olivier Rey ajuste cette maxime en proclamant : "Proportion is beautiful". En cela, il reprend à son compte la pensée d'Ivan Illich, qu'il cite à de très nombreuses reprises, pour justifier une idée finalement très simple : oui, l'expression "à taille humaine" a un sens. Et inversement, quand une structure n'est pas à taille humaine, elle gagne peut-être en efficacité mais a quelque chose d'inhumain, de monstrueux.
Ainsi, "quand les choses sont trop petites, il faut les faire croître ; quand elles sont trop grosses, il faut les faire décroître. A l'heure actuelle, il n'y a aucun doute sur la direction qu'il est opportun et urgent d'adopter." Le goût du gigantisme crée des monstres de complexité, que nous ne savons aujourd'hui plus dompter, sans encore nous l'avouer.
Les hommes vivent dans un chantier permanent. Ils commencent à
comprendre que non seulement le palais ne sera jamais terminé, mais
qu'il s'écroule sur eux, et qu'au lieu de mener la vie de château,
c'est dans des ruines qu'il leur faudra apprendre à vivre.
Un des effets de complexification d'organisation les plus visibles est la division des tâches, un temps efficace, aujourd’hui poussée à l'extrême, au point parfois d'en être absurde, au travail comme dans les loisirs - l'auteur insère dans son texte une photo digne d'un dessin de Sempé où l'on voit une salle de sport, à laquelle les utilisateurs accèdent par... un escalator !
D'où l'évolution sémantique, note-t-il, du mot "métier" vers le mot "emploi", bien plus à propos puisqu'il évoque mieux un rouage dans une machinerie. Or,
Sans une certaine commensurabilité entre l’expérience personnelle et l’échelle sociale, une existence humaine s’abîme dans le non-sens.
La thèse développée peut paraître un peu simple, et pourtant elle est fondamentale ! Un livre ô combien important, malheureusement très pessimiste. La taille des choses enfle, enfle... L'avenir nous dira si elles explosent.