Un grande surprise que ce recueil des pensées et interventions du philosophe Cornelius Castoriadis (1922-1997). Situé politiquement à gauche, l'auteur n'en reste pas moins très pertinent sur tout un tas de sujets qu'il analyse avec une véritable profondeur philosophique et hauteur de vue. Une société à la dérive est un ouvrage remarquable, facile à lire et qui vous permettra, chers lecteurs, d'appréhender notre actualité avec davantage de recul. C'est aussi l'occasion de se rendre compte que l'on se débat avec les mêmes problématiques depuis à peu près trente ans car en lisant les réflexions du philosophe franco-grec, on ne peut qu'être abasourdi par l'étrange actualité de sa pensée qui n'a pas pris la moindre ride. Ci-dessous, un florilège des passages qui m'ont marqué. Bonne lecture !
"On pourrait donc dire, pour commencer, que chaque société contient un système d'interprétation du monde - mais ce serait insuffisant : chaque société est un système d'interprétation du monde. Et même, plus rigoureusement, chaque société est constitution, en fait création du monde qui vaut pour elle, de son propre monde. Et son identité n'est rien d'autre que ce système d'interprétation, ou mieux, de donation de sens. C'est pourquoi si vous attaquez ce système d'interprétation, de donation de sens, vous l'attaquez plus mortellement que si vous attaquez son existence physique, et, en général, elle se défendra beaucoup plus sauvagement." ; extrait p.92
"J'en viens maintenant à un point tout à fait central à mes yeux : les deux dimensions de l'institution de chaque société. Brièvement parlant : il n'y a pas de société sans arithmétique ; et il n'y a pas de société sans mythes. Parenthèse : dans la société contemporaine, l'arithmétique est devenue elle-même un mythe, puisque cette société vit pour une grande partie dans cette pure fiction que tout est calculable et que seule compte ce qui peut être compté. Mais il y a plus, et beaucoup plus important. Il n'y a pas de mythe sans arithmétique ; tout mythe est obligé de faire appel aux mêmes schèmes qui sont à la base de l'arithmétique, et même, explicitement, aux nombres : Dieu est Un en Trois personnes ; il y a douze dieux ; Bouddha a mille et une figure, etc. Inversement, il n'y a pas d'arithmétique sans mythe puisque, à la base de l'arithmétique, il y a toujours une représentation imaginaire de ce que sont les nombres, de ce qu'est l'univers de la quantité, etc." extrait p.95
"Vous montrez justement, dans le dernier chapitre de votre livre, comment le langage ne fonctionne plus et comment même quelque chose comme la beauté en est atteint.
Oui, ce sont là pour moi les points peut-être les plus importants. Le langage est réduit à une fonction de pur code de communication, réduit à transmettre des ordres, des consignes, des signaux. Et la beauté, c'est-à-dire l'art, fournit un discriminant fantastique : voici en effet la première société dans l'histoire qui non seulement ne crée pas de beauté mais où domine ce que j'appelle la haine affirmative du beau." extrait p.115
"Comme un être vivant, ou comme la psyché humaine, la société n'est certes pas un organisme mais elle est quand même un être-pour-soi. Elle crée chaque fois son monde propre, un mode d'être affecté, et une poussée vers... Elle se défend en défendant son être-ainsi, c'est-à-dire son monde propre. Elle a des frontières ; non pas nécessairement des frontières géographiques, mais des frontières imaginaires encore plus importantes : car ce sont celles-ci qui font que des idées, des représentations, des comportements venant de l'extérieur seront ou bien métabolisés ou bien rejetés - ou, dans les cas limites, s'avéreront finalement mortifères pour l'institution existante de la société. Et la société a donc des poussées, dont la première est la poussée tendant à sa conservation." extrait p.148
"Disons en passant, contre une certaine démagogie du féminisme contemporain, que nulle part cette ambivalence n'est si grande qu'entre mère et fille, qu'aucune haine entre fils et père n'atteint l'intensité, la destructivité, la morbidité et la cruauté de la haine que la clinique nous montre si souvent entre mère et fille. Constatation qui conduit à un certain scepticisme devant l'idée selon laquelle ce sont toujours les hommes qui ont introduit la haine, la violence et le mal dans l'histoire de l'humanité, les femmes ayant toujours été du côté de l'amour, de la douceur angélique etc." extrait p.156
"Car il y a aussi un côté plus difficile et plus sombre de l'affaire : la haine de soi. Chez tout individu couve toujours une profonde haine de soi. Cette haine est tournée vers, et contre, ce que la psyché a été obligée de devenir comme individu social. Nous n'acceptons jamais, en fin de compte, l'être que la société nous a fait devenir, et le noyau psychique nourrit toujours une détestation de toutes les couches de socialisation qui se sont petit à petit sédimentées autour de lui et qui contredisent frontalement ce que sont ses aspirations les plus fortes : toute-puissance, égocentrisme, narcissisme illimité. Cette haine ne se manifeste que rarement comme telle. Mais quand on considère les manifestations les plus extrêmes de la haine de l'autre, comme dans le racisme, il est impossible de les comprendre autrement que comme un transfert massif de la haine de soi sur quelqu'un d'autre (une catégorie autre), c'est-à-dire comme un transfert, dans ce complexe, du désir et de l'affect qui se maintiennent en changeant d'objet. Ce n'est pas moi le salaud, c'est le Juif, c'est le Noir, c'est l'Arabe : ce n'est pas moi qui dois être détruit, c'est l'autre. Tout cela est, évidemment, infiniment plus élaboré dans la réalité, et en particulier habillé de diverses rationalisations, etc. L'autre sera affublé de telle ou telle caractéristique : le Juif est un usurier qui suce le sang du peuple, l'Arabe produit des odeurs désagréables et envahit le pays, etc. Les extrémités horribles du racisme ne sont compréhensibles qu'à partir de cette haine de soi. S'il en était autrement, il n'y aurait pas de racisme sous sa forme la plus virulente, seulement des tentatives de conversion forcée - comme en effet il y en a eu en abondance dans l'histoire." extrait p.157
"Je proposais dans le temps, et je propose toujours, comme devis d'une société autonome cette réponse à la question "qui sommes-nous ?" : "Nous sommes ceux qui nous donnons nos propres lois, et qui pouvons les changer lorsque le besoin ou le désir s'en fait sentir." Est-ce que ce que nous sommes, est-ce que ce type de société a une valeur ? Nous ne pouvons élever des êtres humains dans une telle société qu'en leur faisant intérioriser l'idée que c'est le seul mode de vie en société vraiment digne d'êtres humains. En tout cas, c'est ce que je dirais. Mais alors, que faut-il dire des autres ? Ceux qui, par exemple, sont prêts à tuer ceux qui ne pensent pas comme eux ? A tuer Salman Rushdie ? Est-ce qu'ils sont "inférieurs" ? On dira aujourd'hui qu'ils sont différents. Mais nous ne pouvons pas tenir ce que nous pensons de la liberté, de la justice, de l'autonomie, de l'égalité, en nous contentant de parler de "différence". C'est ce que fait pourtant l'immonde salmigondis pseudo-gauchiste, ou pseudo-démocratique contemporain, qui se limite justement là-dessus à des bavardages sur cette "différence". Il y a des gens qui croient à la liberté et à la démocratie, et puis il y a des gens qui croient qu'il faut couper les mains des voleurs. Les Aztèques faisaient des sacrifices humains. Est-ce une simple différence ? Supposons qu'une nouvelle croyance apparaisse, qui conduise à la constitution de confréries de coupeurs de têtes à Bruxelles ou à Paris. Aurons-nous là affaire à une "différence", qu'il faudra respecter ?" extrait p.159
"Le point essentiel est qu'en démocratie nous n'avons pas une science de la chose politique et du bien commun, nous avons les opinions des gens ; ces opinions s'affrontent, se discutent, s'argumentent, et puis finalement le peuple, la collectivité, se détermine et tranche par son vote. Voilà donc pour ce qui est du processus d'interrogation, de questionnement posé par la démocratie. Qui n'est pas un questionnement en l'air : nous savons que le peuple décide, plutôt même, nous voulons que le peuple décide. Et nous savons ou nous devrions savoir que ce que le peuple a décidé n'est pas forcément l'ultime vérité, qu'il peut se tromper, mais qu'il n'y a pas d'autre recours. On ne pourra jamais sauver le peuple contre lui-même, on ne peut que lui donner les moyens institutionnels, s'il s'est trompé, de se corriger lui-même, de revenir éventuellement sur une décision erronée ou sur une mauvaise loi pour la modifier." extrait p.202
"La politique ne donne et ne peut pas donner réponse à tout - mais il ne peut pas y avoir de transformation essentielle de la société qui n'englobe la dimension du pouvoir. La structure actuelle du pouvoir est aliénante, atomisante, elle renvoie chacun à sa vie privée et à l'infantilisation." extrait p.236
"Il y a chez nous un vide effarant des discours politiques. Le discours néo-libéral est vide : un minable aplatissement de ce que disaient les grands libéraux d'autrefois. Le discours socialiste est inexistant. Il y a un régime politique qu'on appelle démocratie, mais qui n'est pas la démocratie. Tout philosophe politique classique aurait dit que ces régimes, ce sont des oligarchies. C'est le même personnel, pas même 1% de la population, qui dirige, qui est coopté, de façon quasi héréditaire. La transmission héréditaire de l'argent, des positions, des relations, continue à jouer un rôle énorme. On a un système politique que j'appelle oligarchie libérale. Avec comme condition et pour effet une apathie de la population à l'égard de la chose publique, l'évanouissement de tout conflit véritable, social ou politique. Les conflits sociaux sont devenus purement corporatistes. La population vote une fois tous les cinq ans, elle corrige un peu si les dirigeants exagèrent ; elle peut les renvoyer et en mettre d'autres au pouvoir, mais ces autres sont pareils." extrait p.250
"Il y a une attitude essentiellement cynique qui va avec ce qu'on a si mal appelé l'individualisme, l'hédonisme, le narcissisme, etc. [..] Dans cette situation, l'attitude à l'égard des institutions est obscure : tout à la fois de tolérance et de revendications perpétuelles. L'Etat, ce n'est pas nous, mais dès qu'il y a un problème, c'est vers lui qu'on se tourne - ce qui va de pair avec le corporatisme dont je parlais. On vit dans une société de lobbies et de hobbies." extrait p.251
"C'est l'illusion technicienne, l'illusion de l'expertise. Mais on ne compte plus les décisions absurdes prises depuis trente ans par les experts ou sur leur avis, des abattoirs de la Villette au suréquipement nucléaire d'EDF. On a maintenant, ou on aura sous peu, des experts capables de modifier le génome humain ; faudra-t-il les laisser en décider ? Les experts sont presque toujours divisés, ce ne sont pas eux qui décident ; lorsque les dirigeants veulent une "expertise" allant dans un certain sens, ils trouvent toujours des experts pour produire un rapport idoine. [...] L'évolution technologique permettrait de mettre l'expertise au service de la démocratie. [...] Ainsi, les gens pourraient décider en connaissance de cause - au lieu de se voir asséner, comme aujourd'hui, les effets de décisions prises en leur absence et dans la plus grande opacité. Mais tout cela présuppose un changement radical d'un grand nombre de structures de cette société." extrait p.264
"Le fanatisme est devenu tel que même un Aït Ahmed, qui probablement n'en pense pas moins, se sent obligé sur Europe 1 de fournir tous les gages possibles à "l'arabisme". Il est caractéristique que les quelques intellectuels arabes qu'on croyait jusqu'ici pénétrés par les valeurs de la critique et de la réflexion participent maintenant activement à une mythologisation de l'histoire arabe, dans laquelle les Arabes sont, depuis treize siècles, de blanches colombes et tous leurs maux leur sont infligés par la colonisation occidentale. (C'est sans doute à cause de Wall Street qu'ils ont été asservis pendant quatre siècles par leurs coreligionnaires turcs ? C'est l'impérialisme occidental qui explique que maintenant ils tiennent asservis les uns les Kurdes, les autres les Berbères, et les Arabes mauritaniens les Noirs de leur pays ?)" extrait p.269
"[...] Qu'est-ce que l'Occident propose ? Des gadgets, des objets en plastique. On ne peut pas corroder l'influence du Coran en vendant Madonna ! La démocratie occidentale est devenue une coquille - je ne dis pas une coquille vide ; les droits de l'homme ont un caractère défensif négatif, c'est l'habeas corpus et l'habeas opinionem. La population est devenue complètement passive. Chacun ne regarde que son cercle personnel étroit, et que la Terre périsse ! C'est ce que j'appelle la privatisation. Selon un sondage, 70 ou 80 % des Français affirment qu'aucune cause - aussi juste soit-elle - ne justifie une guerre. C'est effarant. Ces gens ne réalisent pas que s'il en était ainsi, ils seraient encore serfs. Pour obtenir les libertés qui sont les leurs en Occident, il y a eu des montagnes de cadavres, des torrents de sang, des gens brûlés par l'Inquisition, puis embastillés, des ouvriers fusillés pendant des grèves, etc." extrait p.279