French exit
Eric Vuillard picore dans la guerre d'Indochine certains instants, exprimés par des chapitres denses. L'écriture est précise, parfois poétique, un brin désinvolte. Les portraits généalogiques lassent...
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le 16 févr. 2022
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Eric Vuillard s'est créé un créneau littéraire : il produit de courts récits qui revisitent l'Histoire, le plus souvent en dénonçant le cynisme et la voracité des puissants. La révolution française, le colonialisme belge au Congo, l'entrée en guerre de Hitler, sont autant de moments de l'Histoire déjà passés à la moulinette Vuillard. Avec ce nouvel opus, il s'attaque à la question de l'Indochine.
Tout commence à flancher avec la raclée que le Viêt-minh inflige à l'armée française à Cao Bang. Même si, en haut lieu, on comprend que l'aventure coloniale va prendre fin, il faut "une sortie honorable". On va donc dépêcher des généraux sur place pour reprendre en main le futur Vietnam, histoire de se trouver en position de force et de sauver l'honneur de la France. "Toute faiblesse de notre part entraînerait l'effondrement de notre pays" comme le lance le vieux Maurice Violette page 75. Cela donnera Diên Biên Phû. Les Américains, qui n'hésitèrent pas, nous apprend le livre, à proposer une bombe atomique aux Français, reprendront le flambeau de la violence militaire, avec le résultat tout aussi pitoyable qu'on connaît.
Fidèle à son habitude, Vuillard met en regard les "élites" bien à l'abri dans leurs bureaux parisiens et la situation du terrain, dramatique des deux côtés du conflit. A la fin, ce sont toujours les moins-que rien qui perdent, les politiques qui sauvent leurs postes et les banquiers qui s'enrichissent. Comme toujours aussi, l’ironie mordante de l’écrivain est servie par les patronymes ronflants des potentats irresponsables. On croise ici chez les industriels un Pierre-Charles Bastid, chez les banquiers un Charles Michel-Côte, un Charles-Valentin Dangelzer et le délicieux Jean Bonnin de la Binnière de Beaumont (qui a épousé une Rivaud de la Raffinière svp), chez les militaires Jean de Lattre de Tassigny et bien sûr l'exquis Christian Marie Ferdinand de la Croix de Castries, dont le porte-cigarette s'impose en couverture. On croirait ces noms inventés tant ils respirent l'outrance et la suffisance. Les noms de société ne sont pas non plus piqués de hannetons : la Compagnie des caoutchoucs de Padang, les Plantations des Terres Rouges, la Société de culture bananière et autres Sucreries coloniales (un nom presque ironique), sans oublier le moins ronflant Michelin, toutes sociétés qui furent de celles qui exploitèrent sans vergogne les ressources du pays. Les banques, elles, savent retirer leurs billes lorsque ça sent le roussi, avec un résultat sonnant et trébuchant : "La situation était cocasse. On perdait en gagnant, et en gagnant prodigieusement !" (page 181).
Vuillard moque aussi le jeu des chaises musicales lorsqu'il retrace les tenants des portefeuilles ministériels au cours de ces années : "Schuman I, Schuman II, Queuille I, Bidaut II, Bidault III, Queuille II"... "on dirait une liste de pharaons" note l'écrivain avec humour page 71.
Tout cela fait d'autant plus ressortir le gap entre les décisions prises dans les bureaux de Paris ou de Saigon et la triste réalité du terrain. Un passage le fait bien ressentir, page 117-118 :
Tandis que sur les cartes d'état major, [virgule incorrecte ici non ? ou bien il en faut une aussi après "tandis que" ?] les flèches vagabondent, sautent les rivières, franchissent les cols, ici, à Diên Biên Phu, on est cloué sur place. Une flèche peut aisément franchir une colline au vingt-cinq millième, traverser un vingt-cinq millième de ruisseau, gravir un vingt-cinq millième de montagne et la main peut alors planter dessus son petit drapeau de papier. Mais à Diên Biên Phu, les petits drapeaux restent dans leur carton, et les rivières ne font pas le vingt-cinq millième d'elles-mêmes, elles font leur véritable taille, et les collines sont couvertes d'aréquiers et de broussailles, et ce qui fait là-bas, sur la table de Navarre, mettons un centimètre, fait ici vingt-cinq mille fois plus ! Et vingt-cinq mille centimètres, eh bien ça fait tout de même deux cent cinquante mètres coupés de falaises, deux cent cinquante mètres de Viêt-minh, ça n'est pas du tout la même chose qu'un centimètre de papier. Au lieu de confectionner des cartes au vingt-cinq millième, l'état major français devrait faire des cartes plus vastes que le vaste monde, où les rivières seraient plus infranchissables que les rivières et où les collines seraient plus accidentées que les collines.
Pas faux. Cette observation pourrait s'appliquer à la plupart des décisions politiques d'aujourd'hui : on annonce une mesure d'en haut, sans du tout se soucier de sa faisabilité sur le terrain. De quoi miner copieusement la confiance dans les élus et donc la démocratie lorsque l'exercice se répète régulièrement depuis des années...
Mais revenons à l'Indochine. Autre illustration de l'écart entre le mythe et la réalité lorsque Vuillard décrit l'enfer de Diên Biên Phu, page 125 :
On l'avait attendu l'affrontement, on l'avait crânement appelé, eh bien le voici ! Et comme d'habitude, c'est beaucoup moins drôle que dans les livres, beaucoup moins beau que sur les peintures, plus triste encore que dans les souvenirs. Ça sent l'essence, la poussière. L'air est plein de fumée, on ne respire plus on tousse, on ne parle plus on hurle, on ne chante plus on crache.
Démystification, décidément, un mot qui résume la démarche de l'écrivain.
Quant à l'aveuglement des élites, il est joliment évoqué par une allégorie page 169 :
Imaginez des acteurs qui ne redeviendraient jamais eux-mêmes. Ils joueraient éternellement leur rôle. Le rideau tomberait, les applaudissements ne les réveilleraient pas [métaphore inappropriée puisque les acteurs passent ici du côté des spectateurs...]. La salle vide, la rampé éteinte, la nuit tombée, ils ne quitteraient pas les planches. On pourrait bien leur hurler que l'on a compris, que leurs répliques sont connues, que nous savons l'action par coeur, ils continueraient obstinément à jouer, errant et vociférant sur la scène. On les dirait envoûtés par eux-mêmes, pris à leur propre jeu, le cœur percé de leurs propres flèches. Leur ronde serait à la fois belle et terrible, pathétique et absurde, et l'on ne saurait plus s'il vaut mieux rire ou pleurer.
Là encore, ces propos résonneront par rapport à l'élite actuelle...
Si le livre est globalement bien écrit comme on a pu le constater dans les passages ci-dessus, on déplorera, outre quelques problèmes de ponctuation (qui se multiplient dans la littérature contemporaine), des changements de temps malheureux. Exemple page 135 :
Le 21 avril 1954, tandis que le corps expéditionnaire français est à l'agonie, le secrétaire d'Etat américain, John Foster Dulles, fit une visite éclair en France.
Le passage au passé simple ne fonctionne pas. Autre exemple page 137 :
Et durant cet idyllique séjour parisien, ni les promenades au Luxembourg ni la terrasse du Select ne suffirent à lui faire oublier ses promesses de carrière. Car Dulles n'est pas seulement un jeune et folâtre étudiant (...)
Bien sûr, il n'est nullement interdit de changer de temps dans un récit, mais la chose est à manier avec un soin d'orfèvre. Guère le cas ici.
Reste l'essentiel : avec Vuillard on s'instruit en se délectant, bien souvent, de l'écriture. Bien sûr, on aimerait l'avis des historiens sur ses récits. Notons que dans certains de ses livres l'écrivain verse plus du côté du roman, en mettant en scène des gens de peu, dont il invente, on l'imagine, les noms. Moins le cas dans celui-ci. On croise aussi bien le mythique Mendès France (qui ne sera pas ici déboulonné) que le plus contestable président Herriot, dont la talentueuse description, page 39, viendra conclure cette critique :
A présent, le restaurant n'est plus très loin. L'ombre du président Herriot avance sur le trottoir en boitant formidablement, appuyant sur sa canne son corps gigantesque, rempli de nébulosités et de ténèbres, tordu, brinquebalant, se balançant comme certains dindons, mâchonnant aussi, peut-être une mauvaise dent, un bridge un peu déchaussé. Enfin, une fois entré dans le restaurant, après quelques pantagruéliques mouvements de buste, une fois fichu son gigantesque baba entre les anses du fauteuil, le vieux bison rumine.
Créée
le 24 juin 2023
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