Normalement, j'ai pour habitude de corner les pages de mes livres lorsque des passages me plaisent (je sais, c'est mal). Là, je n'en ai pas eu le courage : au bout de quelques paragraphes, je me suis rendue compte que j'allais être obligée de corner TOUT le livre, et transformer ce petit bijou en torchon m'était insupportable. Du coup je vais être bien en peine pour rassembler mes idées, et retrouver ce qui m'a vraiment émue (je m'excuse par avance pour le côté brouillon de cette critique).
En fait, je dirais que le sentiment qui m'est resté en refermant le livre, c'est celui d'avoir quitté un univers qui était le mien, où je me sentais chez moi. Je me suis sentie abandonnée, au début. J'avais appris à vraiment apprécier ces personnages, leur petit monde, leurs intrigues... Sans garder à l'esprit aucun recul critique, j'ai tout simplement plongé dans l'histoire. Pourtant en ayant dévoré le livre en une semaine on ne peut pas vraiment parler de phénomène d’accoutumance !
Tout le mérite revient à Guy de Maupassant évidemment, ce génie.
Qui parvient, alors qu'il nous parle de manoir au bord de l'océan, de vicomte, de baron et de paysages normands, à créer en nous une impression de réminiscence. La vie et les états-d'âme de ces personnages ayant vécus il y a plus de 200 ans, étant tellement actuels ! On évolue au fil de l'histoire côte à côte avec Jeanne, et non pas dans sa tête, Maupassant ayant la subtilité d'employer une narration omnisciente et de développer une infinité de personnalités pour permettre à l’héroïne de ne pas étouffer le récit. On est là, à sa sortie du couvent, pleine d'espoir à l'aube de son existence et de ses premières émotions, et c'est ainsi que débute "Une vie". On rencontre alors tout un tas de personnages analysés par le seul regard du narrateur, sans celui plus subjectif de l'héroïne, ce qui permet de développer des personnalités toutes plus authentiques et originales les unes que les autres.
C'est ça à mon avis, qui crée ce sentiment d'attachement au bouquin. Le fait que le lecteur ne s'identifie pas à un protagoniste, mais au contraire qu'il puisse se retrouver dans à peu près tous les personnages du roman. On a une vraie pluralité de caractères et de tempéraments, entre le baron philosophe, la baronne nostalgique, le vicomte avare, la comtesse passionnée, son mari solitaire et bien sûr Jeanne, cette grande sentimentale. C'est un peu simpliste dit comme ça, mais les personnages, bien qu'ébauchés, détiennent tous une certaine profondeur, une part sombre. Il sont suffisamment esquissés pour procurer un cadre au lecteur, et cependant suffisamment peu pour laisser place à une part d'interprétation personnelle. On injecte une part de soi dans le roman, donc on s'y sent chez soi, c'est un peu l'idée.
Après, j'admets avoir tout de même davantage accroché avec le début du roman. Lorsqu'il est question de la jeunesse de Jeanne, son innocence, sa sentimentalité exacerbée qui trouve en chaque chose de la nature un motif d'émerveillement. Qui décrypte la vie uniquement à travers le prisme de sa sensualité et son espoir en l'avenir. Elle est pleine de vie et c'est tellement agréable à lire. Puis viennent le mariage, les premières déconvenues, les désillusions et c'est déjà le début de la fin. Il me faut tout de même souligner la qualité de l'écriture de Maupassant, dans un exercice de style comme dans l'autre. Très convaincant lorsqu'il s'agit de décrypter l'âme pure d'une jeune femme au début de la vingtaine, il se révèle finalement encore meilleur en narrateur des souffrances, de la tristesse résignée et de la monotonie d'une vie campagnarde. On sent alors davantage la prise de conscience face au poids du temps qui passe, inlassablement, et le récit sombre peu à peu dans la nuit.
Parce que c'est cela le thème majeur d'Une vie : la lente fuite du temps, "le temps marchant toujours et les mois tombant sur les mois, poudrant d'ennui toutes les réminiscences et les douleurs". On se remémore alors sans fin les souvenirs de jeunesse, à la recherche du temps perdu, comme s'il n'y avait plus rien à attendre de cette vie. Jusqu'à la conclusion du roman, et cette dernière phrase ouvrant malgré tout sur l'espoir, encore et toujours : "La vie, voyez vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit".