Jeanne a 17 ans, elle sort du couvent et s'offre l'espoir de toucher du doigt le bonheur. Elle a la vie devant elle. Elle en fera ce qu'elle veut, comme bon lui semble. Elle aura même la possibilité de se marier par amour - mais vite, parce que son père l'aime et veut qu'elle soit heureuse. Fille de parents aisés, naïve et encore vierge de ce monde qui lui tend les bras et qu'elle ne connait pas, elle est une vie parmi tant d'autres. Son esprit flâne à la vue d'un tableau, ses espérances sont nobles, simples, elle rêve de tous les plaisirs que semblent connaître les gens au cours de leur existence. Malheureusement, le sort va être cruel avec la jeune femme. D'abord enchantée par son mariage avec Julien, elle va se rendre compte qu'aimer n'est pas une mince affaire, et que son mari cache des défauts qu'elle observe, paralysée, de déconvenue en déconvenue. Prise dans un tourbillon d'espoirs déchus et de désillusions, son mariage sera à l'image de sa vie : inégal, décousu, cruel, frustrant, hasardeux, fataliste.
Maupassant raconte Une vie, une vie parmi tant d'autres, une vie qu'elle ne choisira finalement pas, un peu trop passive, un peu trop engoncée dans cette fin 19ème où les rêves s'évanouissent à la lueur des drames communs : la toute-puissance du mari, les adultères, les dettes, le poids des sacrifices, les décès soudains. Une vie raconte un portrait de femme bouleversant, sans concessions d'un destin malmené, d'une ascension violée par le sceptre de la malchance, où le personnage principal, Jeanne, comprend qu'elle n'aura jamais la vie qu'elle espérait, mais celle que le quotidien lui donne. Une vie que l'on ne façonne pas, une vie qui se modèle, s'arrange, un tourbillon de désenchantements qui la conduiront à une déception inébranlable, un océan de regrets plus que de remords : la mélancolie.
Elle semait partout des souvenirs comme on jette des graines en terre, de ces souvenirs dont les racines tiennent jusqu'à la mort.
Si le tout premier roman de Maupassant est aussi plaisant malgré le poids d'une telle infortune qui pèse autant sur les personnages que sur le lecteur, c'est parce qu'il est formidablement écrit, tourné et pensé. Le romancier nous donne, sans misérabilisme, la totalité ou presque de la vie active de cette femme à qui rien ne sourit. Les personnages sont tous complexes et remplis de contradictions, plus ou moins touchants selon les degrés de sensibilité de chacun ; à titre personnel, j'ai tellement, tellement adoré Tante Lison, dont voici la sommaire description, d'une vie passée sans faire de bruit :
Elle ne tenait point de place; c'était un de ces êtres qui demeurent inconnus même à leurs proches, comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un de ces êtres qui ne savent entrer ni dans l'existence, ni dans les habitudes, ni dans l'amour de ceux qui vivent à côté d'eux.
Il faut un talent hors du commun pour donner autant de subtilité et de pudeur à la peine et au chagrin, et le livre est le merveilleux témoignage d'une plume déjà nettement dominée par la kyrielle de sujets que Maupassant aimera tant aborder. La psychologie de ses personnages est toujours dominée par l'envie de ne jamais tomber dans un manichéisme primaire, et faire la part belle aux différences qui se croisent sans jamais s'entrelacer. Un roman naturaliste où l'ennui ne gagne jamais le lecteur, à aucune page, c'est toujours un émerveillement. Bonjour Zola. Je ne peux que vous conseiller cette lecture immédiatement, dont la pertinence évoque celle de Flaubert et rappellera, plus tard, celles de Woolf, Faulkner, Camus.
Maupassant est, à n'en pas douter, un des meilleurs écrivains de tous les temps, et ce chef-d'oeuvre n'est encore que l'ébauche de son éclosion.