On a envie d’entonner, en le biaisant légèrement, le célèbre refrain de la chanson de Boris Vian, « La Complainte du progrès » : « Ah, Ursule, viens m’embrasser, et je te donnerai... » Mais non ! Ce serait profaner la pure et chaste figure ici campée par Balzac, dans son personnage éponyme, Ursule Mirouët, blonde héritière désignée par un bon docteur de Nemours. À la mort du cher homme, la pauvre enfant, déjà presque jeune femme, et fort éprise en tout cas, se verra honteusement spoliée par d’envieux héritiers légitimes, puis scandaleusement calomniée, odieusement entravée dans son tendre projet de mariage... Heureusement, Dieu veille, a le pouvoir de déléguer des fantômes pour armer la victime, terrifier les coupables, et faire en sorte que le bonheur innocent triomphe et que la justice divine s’exerce sur Terre...
On retrouve ici la belle langue pure, admirablement architecturée, de Balzac, mais on retrouve aussi le nouveau résident de la rue Raynouard (« rue Basse », à l’époque) dans toute l’étendue de sa diversité, voire de ses contradictions.
Capable de manifester, durant des dizaines de pages, un esprit aussi petit, aussi bassement comptable, que certains de ses personnages qu’il condamne par ailleurs pour manifester ces caractéristiques : le premier tiers du roman est consacré à la présentation des personnages, leur lignage, le montant de leurs rentes... Par la suite, lorsque le vol de l’héritage d’Ursule se produit, les manœuvres financières, mensongères, notariales, sont exposées dans leurs moindres détails...
La position de moraliste fait aussi partie de celles que Balzac adopte volontiers, décochant, au détour d’une page, telle ou telle petite phrase tournée comme une maxime : « [...] les gens doubles prêtent toujours aux autres leur duplicité [...] », « Le visage d’un homme chaste a je ne sais quoi de radieux », « Les incrédules n’aiment pas la musique, céleste langage [...] », « La France, grâce à son langage clair, est en quelque sorte la trompette du monde »... Nous arrêterons là le florilège...
Mais l’auteur est aussi capable, alors que l’on commence à désespérer, de s’enfoncer avec un intérêt perceptible dans l’engouement de l’un des protagonistes pour les manifestations d’une vie spirituelle, capable de brosser un beau portrait de personnage ou de porter l’estocade d’une fine remarque psychologique : « Il n’y a que les prêtres, les magistrats et les médecins pour haïr ainsi. La robe est toujours terrible », « [...] l’obstination d’une vieille Bretonne et la dignité du docteur Minoret élevaient entre ces deux amants des barrières destinées, comme autrefois, moins à détruire qu’à fortifier l’amour », « ‘Je respectais en moi la femme de Savinien’ » avoue l’héroïne...
Pour ces traits disséminés en nombre au fil des pages, ainsi que pour le passage exposant la découverte, par un rationaliste, du magnétisme, ce roman de Balzac - qui avait marqué l’écrivain chinois Dai Sijie, depuis longtemps exilé en France, au point qu’il l’évoque longuement dans le plus célèbre de ses romans, « Balzac et la petite tailleuse chinoise » (2000) - réserve quelques jolies surprises.