Comme il est stupéfiant de trouver dans un roman aussi court autant d'intensité ! Et pourtant... ce roman de l'américaine Pearl Buck, prix Nobel de littérature, à la sensibilité plus chinoise que celle d'une fille de Han, est un petit bijou de contrastes et offre un tableau sans concession de la rupture morale et sociale entre la Chine des traditions ancestrales et la Chine rattrapée par la course du Temps, de moins en moins imperméable aux influences extérieures venues d'autres civilisations.

Haut en couleur mais aussi corseté que les pieds d'une noble dame chinoise, le récit se déroule exclusivement en deux lieux : la maison des Vénérés (les parents) des héros, nobles Chinois occupant une place privilégiée dans la société de l'Empire du Milieu, et dont la famille perpétue point par point le mode de vie traditionnel de l'élite ; et la maison de leur gendre, médecin ayant fait ses études à l'étranger et ayant épousé leur fille, comme convenu bien avant leur naissance à tous les deux.

La plongée abrupte dans le monde traditionnel chinois est absolument délectable. Avec des mots simples, évidents, l'auteur transporte son lecteur dans une autre époque, dans un décor irréel, suranné et pourtant parfaitement concret pour toute une population, riche de son passé, de sa brillante civilisation et forte de son esprit hégémonique.

Roman de la tradition dans ce qu'elle a à la fois de beau et de passéiste, roman de la xénophobie, roman de l'intolérance menant à l'inévitable rupture, roman-fresque inoubliable.

***ALERT SPOILER***
Nous sommes dans les années 20, en Chine.

Comme l'annonce le titre, nous suivons deux histoires, liées entre elles par les liens familiaux et par la quête de l'amour et du bonheur commune aux protagonistes. Tout le récit est un long monologue, celui de la jeune Kwei-Lan qui écrit à sa soeur (bien que je n'ai pas réussi à pleinement saisir qui était son interlocutrice, sans que cela nuise à ma compréhension de l'oeuvre).

Kwei-Lan est la très jeune fille de son père et de sa Première Epouse. Son père est un grand fonctionnaire de l'Empire, il est nanti, s'occupe le plus souvent de ses affaires depuis sa maison (comprendre un vaste domaine urbain, ville dans la ville, où vivent sa famille, ses concubines, ses servantes et ses esclaves, divisé en cours intérieures et en appartements et constituant le seul horizon des femmes qui, à l'image de l'oikos grec, du harem oriental ou du zenana indien, y sont cloîtrées).

Selon la tradition des Ancêtres, le mariage de Kwei-Lan a été convenu bien avant sa naissance, au moment même où son père songeait à prendre une première femme, c'est-à-dire se mettait en quête d'un ventre fécond pour engendrer un héritier. Plus gracile qu'une tige de fleur de lotus, musicienne accomplie, habile dans l'art de cuisiner les mets les plus délicats comme dans celui de se vêtir de soie, de se parer, de se coiffer pour le plus grand plaisir de son "Seigneur et maître", les pieds bandés dès le plus jeune âge comme il sied aux dames de condition, Kwei-Lan est prête au mariage. Le seul petit hic, c'est que son cher et tendre revient de l'Est (comprendre les Etats-Unis, ben oui, quand on se situe à Pékin, l'Est, ce n'est pas l'Asie !) où il a appris un... métier ! Aussi énorme et incompréhensible que cela paraisse, il a obtenu de ses Honorables Vénérés de partir à l'étranger, à titre de loisir mais le voilà bien imprégné des étranges coutumes américaines et bien décidé à rompre avec le mode de vie traditionnel que son nouveau regard de scientifique juge archaïque voire dangereux.

Le mariage a lieu, le choc des cultures aussi ; l'incompréhension et le rejet sont les premières attitudes du couple. Un dur apprentissage va devoir commencer entre les jeunes gens pour espérer aboutir à... (je ne vous le dirai pas).

La deuxième histoire, toujours narrée par Kwei-Lan, retrace le parcours de son frère aîné, l'héritier de son Honorable Vénéré. Lui aussi, comme son beau-frère, a obtenu l'autorisation d'aller "s'amuser" en continent inconnu, sa fiancée, la fille de Li, patientant sagement dans la maison de ses propres parents, attendant fébrilement son union comme Kwei-Lan avait attendu la sienne. Sauf que, nouveau couac, le frère de Kwei-Lan a profité de son voyage initiatique pour tomber amoureux d'une Américaine, Mary, et il l'a épousée !

Il l'a bel et bien épousée selon les lois américaines, sans l'autorisation de ses Vénérés, sans la bénédiction du clan et des Ancêtres, sans tenir compte de son rang, de sa fiancée, de la Tradition. La bombe atomique tombant sur Nagasaki ne fera pas plus de dégâts que le retour au bercail du frère de Kwei-Lan. Dans une grande tempête à la force dévastatrice, le vent d'Est soufflant du Nouveau Monde entre en collision frontale avec les vents d'Ouest ancestraux, provoquant en son épicentre un séisme profond et consommant les zones de fracture.

Un très beau récit charnière qui donne le pouls mourant d'une Chine empêtrée dans son avancée vers l'avenir et laisse percevoir la poussée culturelle et intellectuelle venue d'ailleurs que même la Grande Muraille et l'océan Pacifique ne peuvent contrer.
Gwen21
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le 17 mars 2013

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Gwen21

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