"L’époque plébiscite la brutalité"
A propos du dernier livre de Virginie Despentes, on peut lire un peu partout que la colère de l'écrivaine est intacte. Tant mieux ou tant pis car ce n'est pas ça qui ressort en premier lieu de "Vernon Subutex", sorte de grande Comédie Humaine moderne (nécessaire, vitale) où l'écriture libérée glisse sur le papier pour livrer un regard avisé sur notre société contemporaine. Ce n'est pas de la colère car celle-ci ne serait pas créatrice, mais plutôt castratrice. Disons qu'ici Despentes fait dire à ses personnages tout ce qui ne fonctionne plus aujourd'hui : discours haineux, repli sur soi, désamour, et en même temps ce qui fonctionne encore : retrouvailles, envie d'avancer, amour, solidarité. Et ce glissement qui fait qu'on abandonne sans s'en rendre compte. Il y a plus de personnages détestables qu'adorables (mais sans que la romancière les juge ainsi) dans ce roman lucide qui les montre en bout de course, souvent avec le sentiment d'être passés à côté de leur vie.
Les portraits sont tous reliés à un homme : Vernon Subutex, ex-disquaire qui a laissé filer sa vie tout à coup quand sa boutique a fermé. Il est savoureux ce personnage qui se donne encore le droit d'abandonner les amoureuses de passage qui acceptent de l'héberger. Virginie Despentes fait aller ses personnages sur Facebook sans que ça soit artificiel ou juste là pour faire "moderne", "in", "bien dans son époque", c'est plutôt ici comme un esclavage moderne. Un des personnages jouit par "j'aime" et "commentaire" interposés. Oui, car de sexualité comme de drogue, il est ici question à chaque page, c'est un peu la marque de Despentes, mais ici tout est décrit et raconté avec un tel détachement qu'on ne se retrouve à aucun moment plongé dans la posture. C'est la vie que décrit Despentes, sans artifices, avec ce petit quelque chose qui n'en fait pas un roman banal, mais une vision démesurément avisée. Un écrivain c'est avant tout ça : un fin observateur, un conteur hors pair.
Le portrait le plus intéressant ici reste celui de celle qui se fait appeler "La Hyène" (déjà aperçue dans d'autres romans de Despentes) et déverse, moyennant rémunération, un flot de haine (ou parfois de miellerie, mais c'est plus rare) sur telle ou telle personne/groupe/entreprise. Un pirate du web qui peut détruire une réputation en quatre jours. Et en plus "sa connerie est virale" nous dit Despentes. On se glisse ici dans les interstices, ces moments où le surgissement d'un fantôme du passé (Subutex) qui se retrouve à la rue et quémande quelques jours de répit sur un canapé, fait faire le point sur une vie.
Subutex glisse de lieux en lieux, jamais pour longtemps, jusqu'à la rue. Il y arrive comme il a été expulsé de chez lui : en ayant laissé les choses s'aggraver. De sa place, il observe, la main tendue. Vers quoi ? Un peu de générosité, beaucoup de haine, mais aussi cette impression d'être le roi du monde, fauché certes, en pleine dépossession de soi, mais surplombant la ville où s'agite plein d'âmes que la plume croque avec férocité et humour, en laissant à chacun le soin de donner ses raisons d'agir. Plus que la colère finalement, c'est la rage d'écrire qui demeure intacte depuis "Baise-moi", même, et surtout, à 45 ans. Derrière la fracture totale de la société que décrit Despentes, il y a aussi de l'empathie, sans mièvrerie. Palpitant, fourmillant, on a hâte de découvrir la suite de Vernon Subutex et, pourquoi pas, de le croiser à un coin de rue "assis par terre" et de découvrir ses grands yeux bleus ...