Mais quel bouquin! Bon clairement, Virginia Woolf ce n'est pas n'importe qui, on le sait sans même avoir lu son oeuvre, parce qu'on nous l'a assez dit. On aborde donc cela avec le respect que l'on doit aux grands, et on découvre vite que notre respect sera vite dépassé par notre admiration. "To the lighthouse" est une oeuvre incroyable, j'ai trouvé, dont l'essentiel du charme tient à la technique hallucinante qu'emploie Virginia Woolf pour nous laisser entrevoir des fumerolles de sentiments, des micro-secondes de prise de conscience, des bribes d'éphémères rêveries.
L'histoire est très ténue, mais aussi solide que de la toile d'araignée. Le livre, partagé en trois parties, nous propose tout d'abord une soirée dans une maison en bord de mer où des bourgeois se prélassent, qui en peignant, qui en se promenant, qui en allant à la plage. Madame Ramsay, femme solaire et protectrice, règne sur ses huit enfants, son mari inquiet, ses amis intellos. Lily est une jeune femme indépendante qui se veut peintre et ne pense guère à se marier. Il ne se passe rien de plus que des moments de contemplation et des hypothèses sur les relations changeantes entre ces gens.
Cette partie du livre est de loin la plus longue et la plus difficile à saisir. Elle brille dans le roman moins par ce qui y est raconté (presque rien) que par l'extraordinaire technique que déploie Woolf pour nous faire entrer dans la conscience de ses personnages. Woolf nous fait suivre les pensées de chacun et chacune, nous fait fait sauter d'un conscience à l'autre, nous rendant témoin de la trame éphémère mais profonde des relations humaines. Besoin d'amour, inquiétudes, convenances sociales, espoirs et drames enfantins, tout passe dans ces pensées en mouvements. Ce qui frappe, en plus de la prose étonnante,( qui nous rappelle celle d'un Proust par sa longueur ciselée et celle d 'un Joyce par son rythme presque syncopé), c'est la capacité presque surréelle qu'ont les personnages de penser les mêmes choses aux mêmes moments et parfois même de répondre aux pensées des autres. Il y a plus qu'un "flux de conscience" dans la technique de Woolf, elle instaure comme une télépathie entre ses personnages, rendant son propos presque fantastique...
Spoiler ici sur la deuxième partie de l'oeuvre et si vous n'avez pas lu ce livre, je préfère que vous en ayez comme moi la surprise.
La deuxième partie est la plus étonnante , la plus réussie et curieusement la plus courte : il s'agit d'une époustouflante description de la maison des Ramsay, qui se délabre, désertée, dix ans plus tard, dans le vent du nord. On parcourt les années en compagnie d'une vieille dame, on découvre entre parenthèses, comme un after-thought, les drames des dix dernières années (avec notamment la première Guerre. C'est absolument magnifique, un des plus beaux passage surement de la littérature anglaise et cela me laisse sans mots pour la décrire....
Enfin la troisième partie , excellente, est une re-visitation de la soirée originelle au début du livre, au travers des souvenirs de Lily, qui continue à peindre son paysage (et peindre ici, c'est en fait arrêter et recréer le monde). Une croisière vers le phare voisin, contrariée dans le premier chapitre, va enfin s'accomplir, fournissant à chacun son épiphanie personnelle tandis que les fantômes du passé , de la famille, de la guerre même, se résolvent en une acceptation du présent.
Livre singulier et étonnant, à la lecture assez ardue au départ, qui vous récompense heureusement par la luminosité des ses intuitions sur nos sentiments et par sa magnifique écriture. Un chef d'oeuvre, c'est certain, curieusement bien peu lu ici.