Pour moi, comme pour certainement pas mal de gens de ma génération qui grandirent en lisant l’écume des jours (son meilleur roman, qui devint pendant quelques années de lycée notre livre de chevet, ou plutôt le bouquin qui nous distinguait de la masse des lycéens), Boris Vian est une « rock star » culte, l’un de ces losers magnifiques qui fit un doigt d’honneur à la société et ne reçut en échange, assez logiquement, que mépris et quolibets de la France moyenne bien rance de l’après-guerre. Bon, il jouait du jazz – mais du be-bop, attention ! -, et pour les débuts du rock’n’roll, collabora plutôt avec des chansonniers « rive gauche » qu’avec des « vrais rockers », mais sinon, tout y était : alcoolisme, débauche, provocations tout azimut, et mort jeune pour cause d’un cœur fragile qu’il ne ménagea jamais. Bien entendu, comme beaucoup de proto-punks (et de punks, et de post-punks), il n’était pas si marginal que ça : ingénieur de l’Ecole Centrale, il passait des vacances familiales à Saint-Jean-de-Monts ou skiait à la montagne, et désirait avant tout être reconnu pour vivre de son travail d’artiste.

Et c’est justement ce paradoxe (fécond) que Dimitri Kantcheloff creuse dans son bref, mais lumineux Vie et mort de Vernon Sullivan, qui se dévore en une paire d’heures à peine, se lit d’un coup tant on n’arrive pas à en interrompre la lecture. Kantcheloff consacre son récit sur la création par Vian du personnage fictif du soi-disant écrivain noir américain (mais à la peau claire, ce qui lui permet de passer inaperçu) Vernon Sullivan : ce sera le seul succès littéraire rencontré par Vian, pour cause d’un scandale minutieusement entretenu par son éditeur et ami, mais aussi l’une de ses blessures les plus profondes. Quasiment la cause de son décès brutal à 39 ans, puisque Vian assistait – enrageant et impuissant – à la première projection de la très médiocre adaptation cinématographique de J’irai cracher sur vos tombes quand son pauvre cœur le lâcha définitivement.

Vie et mort de Vernon Sullivan est une biographie fidèle de l’écrivain (ou artiste plutôt) que fut et sera toujours Boris Vian : il suffit de vérifier rapidement sur Wikipédia, tout ce que raconte Kantcheloff, aussi incroyable que cela puisse paraître, est vrai. Mais Vie et mort de Vernon Sullivan est aussi un roman, et un grand et beau roman pour le coup, parce que Kantcheloff invente librement ce qui a pu se passer dans la vie de son « héros », pourquoi et comment il a réagi intimement et violemment à son rejet par le monde littéraire (un prix prestigieux qui lui fut refusé suite à ce genre de magouilles habituelles autour des prix littéraires), puis par la société bien pensante de l’époque : Vian fut poursuivi en justice, littéralement persécuté par l’une de ces ligues de moralité catholiques qui imposèrent pendant longtemps une censure active contre tout ce qui leur déplaisait. Il fut condamné, ruiné, dans l’indifférence d’une époque qui ne défendait pas ses artistes contre les coups des censeurs. Avec peu de dialogues, et sans jamais aller utiliser les vieux ressorts de la psychologie à bon marché, Kantcheloff évoque le parcours douloureux de cet artiste singulier, qui ne fut reconnu de son vivant que par ses pairs (et pas les moindres : Sartre, Queneau…).

Irrigué par un humour léger, qui confère aux passages potentiellement les plus sordides, ou les plus désespérant, un recul bienveillant, mais également rempli d’une empathie indiscutable, Vie et mort de Vernon Sullivan est une lecture essentielle de cette année, et un hommage raffiné à un écrivain qui fit partie à une époque des programmes scolaires, et qui est depuis retombé dans un oubli général qu’il ne mérite pas.

[Critique écrite en 2023]

https://www.benzinemag.net/2023/12/25/vie-et-mort-de-vernon-sullivan-de-dimitri-kantcheloff-v-le-maudit/

EricDebarnot
9
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le 25 déc. 2023

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Eric BBYoda

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