Chute d'une grande maison
La littérature libanaise contemporaine ne déçoit (presque) jamais. Ce petit pays est riche de romanciers hors pair, qu'ils écrivent en arabe ou en français, qui s'y entendent pour raconter leur...
le 4 janv. 2017
2 j'aime
En dehors d’Amin Maalouf et de Khalil Gibran, écrivains incontournables de la littérature libanaise, j’avoue ma grande méconnaissance des auteurs levantins. Cette lacune était d’autant plus béante que le Liban est fort d’une longue et riche tradition littéraire, en particulier francophone. En dépit de l’annulation des deux dernières éditions, le salon du livre de Beyrouth, organisé par l’Institut français du Liban, est ainsi l’un des événements consacrés à la littérature francophone les plus importants au monde, juste après ceux de Paris de de Montréal.
Villa des femmes est un court roman d’un peu plus de deux cents pages, qui se présente sous la forme d’une chronique familiale, celle d’une riche famille chrétienne de Beyrouth, qui s’enrichit dans l’industrie textile durant la première partie du XXème siècle. Le récit, raconté par Noula, chauffeur, gardien et homme de confiance de la famille, mêle différentes époques et retrace le déclin d’un clan autrefois puissant, mais dont la chute paraît inexorable. Le schéma est plutôt classique et il existe évidemment de très nombreuses variations sur la fameuse loi des trois générations (une première génération pour construire, une seconde pour préserver, une troisième pour dilapider selon l’adage populaire), mais le récit fonctionne parfaitement et a le mérite de s’inscrire dans la grande Histoire, puisque le déclin de la famille est aussi celui d’un pays tout entier, qui sombre inexorablement dans la guerre civile. La chute de la maison Hayek n’est toutefois pas seulement le fait d’une situation géopolitique explosive, mais aussi et surtout le résultat d’un égarement familial. Durant les années cinquante et soixante, le Liban fait figure de “petite Suisse” du levant, les différentes communautés vivent en harmonie, conférant une certaine stabilité politique à un pays à l'économie florissante. Quelques grandes familles, très puissantes, se partagent les richesses et les postes politiques clés. La famille Hayek n’est pas en reste : une usine de textile qui tourne à plein régime, des propriétés foncières importantes et des entrées en politique. Ce petit empire économique est dirigé de main de maître par Skandar Hayek, respectable chef de famille, marié à la belle Marie Ghosn (autre grande famille libanaise), avec laquelle il eut la joie d’avoir trois beaux enfants : Noula (à ne pas confondre avec le narrateur cité plus haut), bellâtre au train de vie fastueux et aux moeurs quelque peu dissolues, Hareth, le cadet doux et rêveur, et Karine, énergique jeune femme à la beauté incendiaire, qui fait la fierté de son père. Confortablement installés dans leur villa d’Ayn Chir (quartier chtrétien de Beyrouth), ils vivent grâce à Skandar, une existence oisive et insouciante, en compagnie de Mado, leur tante, est d’une floppée de domestiques fort bien traîtés. Tout cela paraît un peu lisse, mais ici et là le vernis laisse apparaître quelques craquelures, des blessures familiales qu’on a néanmoins habilement dissimulées pour ne pas ternir l’image de la famille.
Dans ce contexte faussement idyllique, le décès brutal de Skandar fait figure de coup de tonnerre. Soudain la famille se retrouve sans guide et part inexorablement à la dérive. La reprise de l’affaire familiale par le fils aîné s’avère catastrophique, le fils cadet a quitté le pays en quête d’aventure. Seules les femmes ont encore la tête sur les épaules et tentent envers et contre tout de maintenir à flot le clan, alors même que le pays s’enfonce peu à peu dans la guerre civile.
Ce qui frappe dès le début de la lecture, c’est tout d’abord la qualité de la plume de Charif Majdalani. Une écriture fluide et élégante qui participe grandement au plaisir de lecture. Mais au-delà du style, l’auteur libanais est également un excellent conteur et sait parfaitement entraîner le lecteur dans son sillage. On est immédiatement saisi par le ton du récit et par l’habileté de l’auteur à casser toute forme de linéarité, en mêlant le présent et le passé dans une expérience qui convoque les nombreux souvenirs du narrateur, avec le degré d’imprécision que cela sous-entend, mais avec, en compensation, une authenticité qui ferait presque passer ce roman pour d’authentiques mémoires. En revanche, ceux qui chercheraient une certaine forme de dépaysement aux accents exotiques en seront pour leurs frais, Charif Majdalani n’est pas de ces auteurs qui s’inscrivent dans une tradition orientaliste, avec son cortège de poncifs et de clichés éculés. Il est entendu que les personnages de son roman évoluent dans les strates les plus privilégiées de la société libanaise et que leur mode de vie, très occidentalisé, est bien éloigné des masses populaires, mais c’est un regard qui a aussi quelque chose de singulier. D’autant plus que l’intérêt du roman se situe ailleurs, dans sa capacité à s’inscrire dans l’Histoire du Liban et, en particulier, de la guerre civile qui éclata à la fin des années soixante-dix. Là encore, il n’est pas question d’être plongé au coeur même des combats, mais d’en percevoir les conséquences funestes, comme des ondes sur la surface qui viennent s’écraser contre les murs de la villa des Hayek et qui, lentement mais inexorablement, dégradent la façade, dénaturent les jardins luxuriants, détruisent les champs d’orangers…. L’urbanisation des années 60-70 avait radicalement changé la la géographie du quartier d’Ayn Chir, la guerre civile le défigure durablement. Au milieu des routes défoncées et des immeubles éventrés, la villa fait figure d'îlot de résistance à la marche de l’histoire. Et malgré la déroute financière et la déchéance sociale, au milieu du chaos et de la chute de la maison Hayek, ce sont les femmes qui font preuve du courage et de la résilience nécessaires. Elles qui se dressent contre les abus des milices, elles qui refusent de partir et de quitter la seule chose qui leur reste, leur demeure. Ensemble, elles font preuve de la solidarité de ceux qui ont le courage, envers et contre tout, d’affronter l’adversité et de se confronter au réel. Il est bien dommage qu’après un tel discours, la fin vienne quelque peu tempérer la force de ce symbole avec le retour du fils prodigue.
En dépit de ce léger bémol, Villa des femmes est un beau roman et une belle découverte. L’occasion de s’intéresser de près au reste de la production de Charif Majdalani et d’explorer encore davantage la richesse de la littérature libanaise contemporaine.
Créée
le 3 mai 2021
Critique lue 250 fois
5 j'aime
9 commentaires
D'autres avis sur Villa des femmes
La littérature libanaise contemporaine ne déçoit (presque) jamais. Ce petit pays est riche de romanciers hors pair, qu'ils écrivent en arabe ou en français, qui s'y entendent pour raconter leur...
le 4 janv. 2017
2 j'aime
Du même critique
Je ne me souviens pas exactement pour quelles raisons j’ai eu envie de me frotter à l’oeuvre de Milan Kundera, et en particulier à son roman phare : L’insoutenable légèreté de l’être. Il y a...
le 2 mai 2019
25 j'aime
12
L’écrivain américain Glenn Cook est surtout connu pour être l’auteur du cycle de la Compagnie noire, une série à succès que d’aucuns affirment classer dans la dark fantasy. On n’épiloguera pas ad...
le 8 nov. 2012
20 j'aime
10
Au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué, lire le Goncourt annuel n’est pas vraiment dans mes habitudes. Vous pouvez y voir une forme de snobisme littéraire comme diraient mes collègues, mais...
le 16 avr. 2019
18 j'aime
5