En organisant mon voyage à Vilnius au mois de mai 2023, j’ai cherché une lecture pour m’accompagner dans ce premier déplacement dans les pays baltes. Le titre « Vilnius Poker » et la superbe couverture des éditions Monsieur Toussaint Louverture m’ont tout de suite convaincu. Sans même prendre la peine de lire la quatrième de couverture, j’ai immédiatement commandé ce roman, sans avoir la moindre idée de la folle aventure littéraire dans laquelle je me lançais. Arrivant avec finalement assez peu de préjugés sur la Lituanie, je m’attendais à un bête roman policier ou d’espionnage. Quelle ne fut pas ma surprise, en déchirant le paquet de faire face à cet imposant pavé à la couverture mystérieuse. Surprise qui n’a fait que s’accroître en découvrant, dès les premières lignes de l’incipit, les prémices de ce long monologue paranoïaque. Je ne pus m’empêcher d’aller faire quelques recherches pour me préparer à cette lecture qui s’annonçait si singulière. « Vilnius Poker » n’est de fait pas un roman commun : c’est un monstre de la littérature lituanienne et un ouvrage magistral sur l’état d’esprit des populations vivant dans un État satellite de l’URSS. « Vilnius Poker » est une lente descente aux enfers, un roman choral violent et jubilatoire, une promenade hallucinée dans les rues de Vilnius où l’on se laisse guider au fil des méditations traumatiques et pornographiques d’un homme brisé. Sa lecture n’est pas évidente, mais elle marque à jamais.

Avant même de se plonger dans le roman lui-même, le lecteur est confronté au format hors-norme choisi pour éditer « Vilnius Poker ». L’objet-livre fait partie intrinsèque de l’expérience de lecture. Avec plus de cinq-cents pages grands formats et un poids de près d’un kilo, on est bien conscient que ce qui se cache derrière cette couverture sombre et menaçante n’est pas anodin. En réalité, l’œuvre de Ričardas Gavelis pèse bien plus d’un kilo : elle porte le poids de toutes les horreurs du système totalitaire soviétique, de toute la mauvaise conscience d’un peuple contraint à se vautrer dans une méfiance généralisée et l’abdication de sa liberté.

Le premier chapitre occupe les trois-cents-quarante premières pages du roman et suit les pensées de Vytautas Vargalys, survivant d’un camp de travail soviétique et employé dans une bibliothèque de Vilnius. Détruit par son expérience concentrationnaire et une profession absurde où il contribue à créer le catalogue numérique d’une bibliothèque voué à ne jamais aboutir, le protagoniste sombre peu à peu dans une folie hallucinatoire et obsessionnelle. Il est convaincu qu’Ils sont partout, qu’Ils le surveillent, qu’Ils veulent détruire la dernière once d’humanité qui réside en chacun de nous. Ils ne sont jamais explicitement nommés ou désignés, mais présentés comme des esprits malfaisants et tout-puissants qui opèrent depuis l’aube de l’humanité et tendent à broyer les esprits pour générer des masses de « Kanuk’ais », des humains conformistes, tristes et décérébrés, dépourvus de toute volonté réelle. Sans jamais tomber expliciter réellement la teneur exacte de la menace, cette interminable diatribe violente et paranoïaque frôle avec le fantastique et génère de véritables moments de terreur. En filigrane de la démence caractérisée de Vytautas Vargalys se dessine paradoxalement une clairvoyance qui fait cruellement écho avec notre époque. Bureaucratie destructrice et police politique en URSS ou en Allemagne nazie, mass-média, Société du spectacle et bien-pensance dans nos sociétés « libérales », le conformisme et l’asservissement des foules sont partout. Il est d’ailleurs probable qu’il prenne des formes auxquels on ne s’attend pas, qu’il soit déjà en nous et nous ronge. En cela, la paranoïa démentielle de « Vilnius Poker » tend à déteindre sur nous et je me souviens de l’angoisse qu’ont suscités en moi certains passages de cette première partie, imaginant surgir à tout instant l’un d’entre Eux, au détour d’une rue ou, pire encore, d’une de mes pensées.

Au-delà de son obsession pour la menace bureaucratique et l’abrutissement des masses, l’esprit de Vytautas Vargalys est également préoccupé par sa relation passionnée et malsaine avec la jeune Lolita. Beauté fatale tombée sous son charme dès leur première rencontre plusieurs années auparavant, alors qu’il sortait des camps. L’érotisme et la pornographie occupent une place non négligeable dans le « Vilnius Poker ». La relation adultère (Vytautas Vargalys est marié à une autre femme) y joue un rôle d’échappatoire, de refuge et de dernier espace de liberté, un peu à l’image de la relation entre Winston et Julia dans le « 1984 » d’Orwell. Lolita n’est d’ailleurs pas qu’un pur objet de désir entouré d’un voile de mystère, elle est également une femme clairvoyante qui semble partager les angoisses de Vytautas. A la nuance près qu’elle est la fille d’un influent colonel du KGB, laissant flotter une épée de Damoclès au-dessus de la tête de notre protagoniste. Colonel en tout état de cause très ambivalent, à la fois partie prenante d’un système répressif brutal et amateur de Joyce et Buñuel.

Par ailleurs, ce qui donne toute sa saveur à « Vilnius Poker », c’est la description de la ville de Vilnius et la relation fusionnelle qu’elle entretient avec ses habitants. Ričardas Gavelis s’en donne à cœur joie pour affubler la capitale lituanienne de la tous les adjectifs les plus dégradants, épuisant les champs lexicaux du sordide et de l’infamie, fustigeant par là même les individus qui l’occupent et l’habitent. Car c’est bien aux Lituaniens que cette violente diatribe s’adresse, pointant du doigt leur fatalisme et leur servilité. Vytautas Vargalys, rescapé de l’abomination du système concentrationnaire soviétique, se voit ainsi contraint de vivre dans une société qui a abdiqué face à l’occupation des Russes, où les communautés cohabitent en se méprisant et où le souffle vital du peuple lituanien semble s’être tu à jamais. Déçu par ses compatriotes, traumatisé par sa détention, épouvanté par la société qui l’entoure, il est intarissable lorsqu’il s’agit de décrire le lien organique et tragique qui unit Vilnius à ses habitants lobotomisés. Le texte est d’une densité incroyable et d’une force évocatrice impressionnante, parfois drôle, souvent glauque, toujours terrifiant. Cette première partie de l’œuvre est de loin la plus riche et plus intéressante de l’œuvre. On se laisse véritablement emporter par la logorrhée chimérique et mélancolique de cet antihéros dépressif dont les déambulations dans les rues poisseuses de Vilnius oscillent entre l’onirisme d’Arthur Schnitzler et le sordide d’un Hunter S. Thompson ou d’un William S. Burroughs (voire d’un Lovecraft). Un long cri de d’effroi et de terreur qui résonne par son universalisme. L’éditeur ne s’y trompe d’ailleurs pas lorsqu’il affirme : « C’est le livre de toutes les grandes capitales modernes dévorées par l’apathie et la tentation de l’oubli. »

Enfin, les trois derniers chapitres de « Vilnius Poker » donnent la parole à Martynas, le collègue collectionneur d'anecdotes de Vytautas, son ex-femme Stefania et un chien philosophe qui s’avère n’être autre que la réincarnation de son ami jazzman Gédiminas (ce dernier portant comme le protagoniste le nom d’un des plus illustres souverains de la Lituanie). Leur interprétation des événements décrit par Vytautas Vargalys et leur point de vue sur sa folie supposée ont un côté presque décevant. La fin du premier chapitre laisse le lecteur dans un état de tension, d’horreur et de stupéfaction qui se dégonfle dès les pages qui suivent. Mais peut-être ce retour à la « normale » est-il nécessaire pour mieux appréhender les divagations de Vytautas et éviter d’être indéfiniment hanté par « Vilnius Poker », un peu à l’image des paliers de décompression lorsque l’on plonge dans les abysses et qu’on tente de remonter à la surface. À travers des fragments de vie, des anecdotes et l’incrédulité de ce chien philosophe on commence à comprendre les réflexes de survie développés par ces femmes et ces hommes vivant sous le joug du totalitarisme. Accepter d’être « kanuk’é » pour survire ou ne pas sombrer dans la folie.

J’imagine qu’il est compliqué de lire « Vilnius Poker » d’une traite. Peut-être même est-il compliqué de le lire en entier. Pour ma part, j’ai lu le premier chapitre en apnée pendant quelques jours. J’en suis sorti ébranlé, sonné, nauséeux même. Je l’ai donc mis de côté pour le reprendre trois mois plus tard et achever cette expérience de lecture comme il se devait. « Vilnius Poker » n’est pas qu’un livre, c’est un miroir. Celui d’une époque évidemment, celui de l’âme humaine également, dans toute sa complexité et sa fragilité. Cri d’angoisse du peuple lituanien, écrasé par ses voisins polonais, allemands et russes, cauchemar kafkaïen absolu, « Vilnius Poker » est un monument littéraire qui s’inscrit dans la lignée de ces œuvres qui ont su dépeindre avec intelligence et cruauté les ressorts de l’oppression et de l’asservissement. Il dépeint avec justesse et excès l’abdication de la conscience, l’effacement de l’individu et l’extinction de tout esprit critique. À une époque où la figure du zombie fascine tant, une œuvre comme « Vilnius Poker » est loin d’être anodine. Car Ils ne sont évidemment pas qu’un fantasme littéraire : Ils sont toujours bien présents, sous différentes formes. Ils continuent leur œuvre mortifère jour après jour, en utilisant des outils plus subtils que sous l’URSS et d’autant plus efficaces. Un lecteur averti en vaut deux : à chaque instant Ils peuvent s’en prendre à nous, sans même que nous nous en rendions compte, puisque toute leur subtilité est de faire en sorte que le conformisme vienne directement de nous. Restez sur vos gardes, car un Kanuk’ai sommeille en chacun de nous.

ZachJones
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le 1 déc. 2023

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Zachary Jones

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